Découverte
L’Académie d’Espéranto, vue par les Académiciens
Esperanto Aktiv n° 49 – juillet-août 2014
Nous avons interrogé François Lo Jacomo et Marc Bavant à propos de l’Académie d’Espéranto. Ils ont chacun répondu à notre questionnaire indépendamment l’un de l’autre. Voici leurs réponses croisées, que nous avons rassemblées ici pour vous.
Saluton ! Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
François Lo Jacomo : Je m’appelle François Lo Jacomo, j’ai presque soixante ans et je suis professeur agrégé de mathématiques, mais j’ai également soutenu une thèse de doctorat de linguistique sur l’évolution de l’espéranto. Actuellement je suis président de la Maison Culturelle de l’Espéranto, qui gère le château de Grésillon.
Marc Bavant : Ce n’est pas simple de me présenter en quelques mots. Mon cursus vous donnera peut-être une idée. J’ai 57 ans. J’ai suivi une formation initiale scientifique généraliste (ingénieur de l’École des mines de Paris) et je me suis spécialisé dans les réseaux de télécommunication. Mon travail m’a amené aussi à m’intéresser à la propriété intellectuelle (brevets), ainsi qu’à la normalisation. Depuis quelque temps je m’investis fortement dans les relations sociales dans l’entreprise grâce à des mandats électifs et syndicaux.
Mais, ces dix dernières années, j’ai réussi en plus à concrétiser ma deuxième passion, une passion ancienne pour les langues : j’ai suivi le cycle d’Études interlinguistiques à Poznań (Uniwersytet Adama Mickiewicza) et je viens de terminer un doctorat de linguistique générale à Amsterdam (Universiteit van Amsterdam).
Depuis quand pratiquez-vous l’espéranto ?
FLJ : Depuis l’âge de seize ans, en 1971.
MB : J’ai été attiré par l’espéranto dès l’adolescence, mais je ne l’ai réellement appris que dans les années 1980 et je le pratique depuis lors.
Quand êtes-vous entré(e) à l’Académie d’Espéranto ?
FLJ : En 1989.
MB : J’ai accompli un mandat de neuf ans, entre 2003 et 2012.
Les Académiciens espérantistes ne sont donc pas immortels ?
FLJ : Non, les Académiciens ne sont pas immortels, ils sont élus pour neuf ans, mais rééligibles.
MB : Comme le nombre de mandats n’est pas limité, certains Académiciens sont réélus jusqu’à leur mort…
Ainsi, on entre à l’Académie d’Espéranto par élection ?
MB : Oui, des élections ont lieu tous les trois ans pour remettre en jeu quinze des 45 sièges. Des sièges vacants suite au décès ou à la démission d’un Académicien sont également pourvus lors de ces élections triennales.
FLJ : Les Académiciens se réélisent entre eux, par tiers. Environ un an avant l’élection, ils sont invités à proposer un ou plusieurs nouveaux membres : chaque nouveau candidat doit être proposé par cinq Académiciens de trois langues nationales différentes.
MB : Évidemment, il vaut mieux pouvoir arguer de travaux antérieurs pour justifier ces soutiens.
Quel est le rôle de l’Académie d’Espéranto ? Les Académiciens composent-ils un dictionnaire ?
FLJ : Le rôle de l’Académie d’Espéranto est de défendre l’intégrité de la langue, notamment de s’assurer que son usage est toujours conforme à son ouvrage de base, le Fundamento de Esperanto. Les Académiciens répondent à différentes questions posées soit par eux-mêmes, soit par des espérantistes extérieurs à l’Académie, et ils répondent soit formellement, en publiant des recommandations qui ont fait l’objet d’un long débat et d’un vote, soit moins formellement, mais plus rapidement, par l’intermédiaire de la konsultejo : un espérantiste « consulte » l’Académie en lui posant une question sur internet et reçoit une réponse quelques semaines plus tard à l’issue d’un échange de courriels entre un certain nombre d’Académiciens. L’Académie approuve en outre des oficialaj aldonoj, des ajouts officiels au dictionnaire universel publié dans le Fundamento de Esperanto. Mais ces termes officiels ne représentent qu’une partie du vocabulaire effectivement utilisé en espéranto. On peut les consulter sur internet dans le dictionnaire de l’Académie, accessible sur le site akademio-de-esperanto.org.
MB : D’après l’article 1 de ses statuts, l’Académie est une institution chargée de « conserver et protéger les principes fondamentaux de la langue espéranto et de contrôler son évolution ». L’article 2 précise des tâches à accomplir : élaborer un dictionnaire général de la langue, des dictionnaires techniques, donner son approbation à des ouvrages parus indépendamment d’elle…
Dans la pratique, le « dictionnaire de l’Académie » consiste surtout en une compilation du Fundamento et de ses ajouts ultérieurs (oficialaj aldonoj), ce qui n’est pas un dictionnaire au sens usuel, avec une définition et des exemples pour chaque entrée. Il faut se tourner vers les initiatives privées, comme celle de SAT pour le Plena Ilustrita Vortaro (PIV), pour avoir un vrai dictionnaire. Même si de nombreux membres de l’Académie ont participé à l’élaboration du PIV, de nombreux autres s’opposeraient à ce qu’il reçoive l’approbation de l’Académie.
En ce qui concerne les dictionnaires techniques, et malgré l’action que j’ai tenté de mener à la tête de la section de l’Académie consacrée aux « langues de spécialité », je n’ai jamais senti une forte volonté de l’institution pour élaborer elle-même de tels ouvrages. Il faut dire aussi qu’elle manque de spécialistes, tant dans les domaines techniques concernés, que dans la science terminologique.
Il faudrait réussir à créer une dynamique entre la section et des spécialistes extérieurs, ce qui n’est pas simple, mais on peut aussi se contenter d’une inspection des travaux en cours de réalisation pour contrôler le respect de critères qui permettraient à l’Académie d’approuver l’ouvrage. Un examen a posteriori serait possible également, par exemple pour le Komputada leksikono de Sergio Pokrovskij, ou pour mon propre Matematika vortaro, mais pour des raisons morales évidentes il ne me revenait pas de proposer cela en tant que directeur de la section.
À mon sens, la fonction d’approbation de l’Académie est très importante et n’est pas assez utilisée. Nous avons toutefois réussi à l’appliquer dans le cadre de la section « Contrôle des manuels » pour deux cours importants du portail lernu.net : Ana Pana et Ana renkontas… Cela a permis à l’Académie d’exercer un réel contrôle sur l’évolution de la langue.
Quand l’Académie a-t-elle été créée ? Par qui ? Dans quel contexte ?
FLJ : L’Académie d’Espéranto est née lors du premier congrès universel d’espéranto, en 1905 à Boulogne-sur-Mer, lorsque Zamenhof a fait approuver le Fundamento de Esperanto comme ouvrage de base, intangible, de la langue. À l’époque, le mouvement espérantiste était naissant, d’autres projets de langue universelle, notamment l’Ido, rivalisaient avec l’espéranto, et préserver autoritairement l’intégrité de la langue était plus nécessaire qu’aujourd’hui. L’Académie fut tout d’abord une commission supérieure du Comité Linguistique. Puis, en 1948, le Comité linguistique et son Académie se fondirent en un seul corps, l’Académie d’Espéranto sous sa forme actuelle.
Comment l’Académie fonctionne-t-elle ? Y a-t-il un bureau ?
FLJ : Actuellement, l’Académie fonctionne essentiellement grâce à Internet. Plusieurs listes de discussions réservées aux Académiciens sont très actives, on reçoit quotidiennement bon nombre de messages. L’Académie a un site internet assez riche, elle a un bureau dans le sens où elle a un président, Christer Kiselman (Suède), deux vice-présidents, Probal Dasgupta (Inde) et Brian Moon (Luxembourg), un secrétaire, Renato Corsetti (Italie), mais elle n’a pas de bureau au sens d’un local permanent.
MB : Le bureau est chargé de l’administration de l’institution, par exemple de l’organisation de l’élection des membres et des consultations internes. Mais le travail propre de l’Académie s’effectue grâce à des discussions qui ont lieu soit au sein de sections thématiques (vocabulaire général, littérature, langues de spécialités…), voire de commissions spéciales (histoire de l’Académie…), soit en plénière, par l’intermédiaire de listes de discussion.
Racontez-nous comment se déroule une séance de l’Académie, alors que les membres viennent des quatre coins du monde.
MB : C’est très simple : il n’y a pas de « séance » en tant que telle. La seule occasion où les membres de l’Académie peuvent se rencontrer est donnée lors du congrès annuel d’UEA : l’Académie y tient une réunion (ferma kunsido), où ne peuvent être traitées qu’un nombre restreint de questions. La session publique, où l’Académie répond aux questions des congressistes, n’est pas non plus une séance de travail au sens où on l’entend pour l’Académie française, par exemple.
FLJ : L’Académie fonctionne essentiellement par courriels ou circulaires, mais elle se réunit pendant les Congrès mondiaux d’espéranto. Entre 15 et 20 Académiciens sur 45 participent à ces réunions. La première, réservée aux Académiciens, sert en grande partie à préparer la seconde, au cours de laquelle les Académiciens répondent aux questions du public. Mais aucune décision ne peut être prise au cours de ces réunions faute de quorum.
MB : L’essentiel du travail des Académiciens s’effectue par Internet. Les membres qui ne peuvent pas utiliser ces moyens de communications sont associés aux travaux au moment des consultations formelles qui sanctionnent les travaux : ils en sont alors informés et peuvent s’exprimer par courrier postal.
Pourquoi avez-vous accepté/choisi de faire partie de l’Académie d’Espéranto ?
Qu’est-ce que cela vous apporte ? Que pensez-vous apporter à l’Espérantie ?
FLJ : C’est Probal Dasgupta qui m’a proposé d’entrer à l’Académie, quelques années après que j’eus soutenu ma thèse de doctorat, Liberté ou autorité dans l’évolution de l’espéranto (1981). J’ai pensé que mes connaissances linguistiques pourraient être utiles à l’Académie. Les débats qui ont lieu à l’intérieur de l’Académie sont animés et souvent intéressants. L’espéranto est la moitié de ma vie : depuis plus de quarante ans, la plupart de mes voyages sont liés à l’espéranto. Une petite partie de mes activités espérantistes sont directement liées à l’Académie, mais c’est également un titre honorifique.
MB : J’ai choisi de me présenter à l’Académie car j’estimais pouvoir y apporter quelques compétences dans les domaines de l’enseignement de la langue, de la lexicographie et de la terminologie. J’étais alors prêt à y consacrer le temps nécessaire, conscient que le siège d’Académicien n’est pas un titre honorifique, mais qu’il requiert un travail effectif (ce que dit explicitement l’article 11 des statuts). Ce travail est plus ou moins intense selon l’engagement de chacun, mais, dans mon cas, il a été source de plaisir intellectuel.
Je pense avoir effectué un travail utile pour l’espéranto (et donc pour l’Espérantie), au moins pendant les sept premières années de mon mandat, par exemple en participant activement aux discussions relatives au neuvième Oficiala aldono, aux réponses à apporter aux questions posées par les espérantistes à travers le « guichet » de l’Académie (konsultejo) et aux travaux de la section sur le contrôle des manuels.
Lors des dernières années de mon mandat, je ne pouvais plus participer aussi activement que je le souhaitais aux travaux de l’Académie : je consacrais alors la quasi-totalité de mon temps libre à ma recherche doctorale et je ne voulais pas continuer à occuper un siège indûment. C’est pourquoi je ne me suis pas représenté à l’expiration de mon mandat, en 2012. J’espère que cela aura permis à un nouvel élu prometteur d’entrer dans l’institution.
Pensez-vous que l’Académie soit assez connue de la plupart des espérantophones ?
FLJ : Je pense que la plupart des espérantophones savent qu’il existe une Académie, mais ne connaissent pas suffisamment son rôle et son mode de fonctionnement.
MB : L’Académie est connue de nom, certainement, mais pas dans la réalité de l’institution. Les idées reçues et les critiques abondent dans le débat public : elles reflètent parfois un aspect plus ou moins transitoire de la réalité, mais certaines sont franchement fausses, voire mal intentionnées. C’est pourquoi des articles comme celui-ci me paraissent utiles.
Vous souvenez-vous d’une anecdote particulière relative à l’Académie ?
MB : Pas vraiment, mais je garde un souvenir ému d’un des présidents sous lesquels j’ai travaillé, à savoir le brésilien Geraldo Mattos, récemment décédé. Il avait une façon très personnelle de secouer l’institution en participant activement à toutes sortes de discussions sur un mode un peu « foutraque » qui en exaspérait beaucoup, mais m’amusait grandement…
FLJ : Les débats sont longs et argumentés sur différentes questions, dernièrement sur la différence entre kazo (cas) et okazo. Une année, nous discutions de la différence entre fotelo et brakseĝo (fauteuil). Au cours de la réunion suivante, pendant le congrès universel d’espéranto, la petite salle qu’on nous avait accordée n’avait pas suffisamment de sièges pour tous les présents, et certains étaient assis par terre. J’ai pris une photo intitulée : Akademianoj en siaj foteloj, les Académiciens dans leurs fauteuils, faisant allusion aux fauteuils des membres de l’Académie française. Notre Académie n’a pas les mêmes moyens que l’Académie française, mais certains Académiciens sont très actifs.
Dankon al vi !