Entretien avec Pascal Dubourg-Glatigny
Esperanto Aktiv’ n°152 - juillet-août 2025
Ce mois-ci, Esperanto Aktiv’ s’est entretenu avec Pascal Dubourg-Glatigny, historien, coordonnateur de recherches sur l’espéranto et la Seconde Guerre mondiale et auteur de la conférence sur Lucien Péraire au congrès de Nantes.
Pascal DUBOURG-GLATIGNY
EA : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis directeur de recherche CNRS au Centre Alexandre Koyré qui dépend de l’École des hautes études en Sciences sociales. Je suis historien et j’ai principalement travaillé sur les savoirs, notamment les mathématiques, pour les arts et l’architecture, depuis la fin du 16e siècle.
Ces dernières années, mon intérêt s’est progressivement tourné vers les questions de géographie de l’art — les circulations des pratiques et des théories, des acteurs et des œuvres — avec une attention particulière pour l’est de l’Europe, notamment la Pologne.
C’est dans le contexte de l’histoire transnationale que j’ai pris conscience de tout l’intérêt que représente l’histoire de l’espéranto, un domaine négligé, voire ignoré par les recherches universitaires. Avec quelques collègues, nous avons d’abord lancé le site militrakonto qui présente plus d’une centaine de « gisements documentaires » (individus, organisations, revues…) autour de l’action et de la perception des espérantistes dans la période de la longue Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire du début des années 1930, la montée des totalitarismes, jusqu’à la sortie de guerre vers 1953, la fin de la guerre de Corée et la mort de Staline. Autant de sujets passionnants sur lesquels il faudra un jour approfondir la recherche.
En 2021, j’ai organisé une journée d’étude sur le centenaire du mouvement ouvrier et, pour répondre à l’intérêt croissant des étudiants, trois rencontres de jeunes chercheurs que nous avons intitulées Esperanto-paradigme et qui se sont déroulées à Berlin, Bonn et au Campus Condorcet entre 2021 et 2023.
EA : Parlez nous de votre rencontre avec Lucien Péraire et son odyssée
Le voyage de Lucien Péraire était largement connu, à travers les petites publications en espéranto et en français, de SAT-Broŝurservo. Ces publications sont toutefois si sommaires qu’elles ne permettent pas de se rendre compte de tout l’intérêt de l’expérience et du récit de Lucien.

Il y a quelques années, j’ai découvert dans une bibliothèque de sa région d’origine un manuscrit qu’il avait adressé à un concours de littérature jeunesse. Nous l’appelons désormais « le manuscrit ORTF ».
À travers ce texte, on saisissait ses capacités d’observations, la profondeur de ses réflexions, ses doutes et ses convictions, ses espoirs et ses désillusions. Un petit papillon attaché au texte indiquait également que son récit intégral, composé de « plusieurs milliers de pages » avait été donné à une liste d’associations espérantistes françaises dont la liste était jointe.
Cette documentation a été perdue, sauf celle qui a été donnée à Espéranto-France et qui constitue un large corpus exceptionnel. Non seulement elle contient les carnets de voyage en sténographie, mais aussi deux versions extensives rédigées l’une en français, l’autre en espéranto.
Elle contient également de nombreux documents relatifs au voyage comme des cartes géographiques, photos, cartes postales, cartes de visite, textiles, etc. Elle est d’autant intéressante qu’elle contient aussi des correspondances et des documents postérieurs au voyage qui témoignent de son désir et de ses efforts pour voir son œuvre publiée et renouer des contacts avec certaines personnes rencontrées durant le voyage, notamment en Asie.
C’est une collection exceptionnelle pour l’histoire de l’espéranto, alors qu’en général une large partie des archives a été détruite ou bien dort en secret chez des particuliers.

C’est pour cette raison que j’ai lancé un projet de numérisation et de mise en ligne, financé par le réseau DIM PAMIR de la Région Île-de-France. Avec une petite équipe composée de techniciens et de membres d’Espéranto-France, nous avons alors réalisé une large indexation qui permet désormais de voyager avec Lucien dans son abondante documentation au moyen d’un site internet en 8 langues.
Conférence Lucien Péraire — une odyssée des années 1930 pendant le congrès d’Espéranto France à Nantes
Nous avons suivi les traces de Lucien Péraire, jeune ouvrier espérantiste, qui de 1928 à 1932 a parcouru l’Europe et l’Asie à vélo, afin de « comprendre les causes des guerres ». De l’Allemagne au Japon, il utilisa la langue internationale. Bon technicien, il inventa un prototype de vélorail pour circuler en Sibérie dépourvue de routes à l’époque.
Cette histoire extraordinaire était demeurée peu connue jusqu’à la découverte récente d’un important fonds documentaire (ses carnets de voyage, des photos, cartes postales…). Une source d’informations sur l’état du monde, le quotidien des gens ordinaires autour de 1930, de l’Europe à l’Extrême-Orient, à travers le regard d’un jeune anthropologue amateur. Pour en savoir plus : https://peraire.huma-num.fr/fr

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