Découverte
Pourquoi l’espéranto est une langue qui a réussi ? (2/2)
Esperanto-Aktiv’ n° 89 – avril 2018
Ceci est la suite de l’article publié dans le numéro précédent de Esperanto Aktiv.
Les compromis
L’espéranto n’est pas une langue parfaite, et n’en a pas non plus la vocation. En revanche, c’est une langue flexible qui a pu arriver à un compromis, car une deuxième meilleure option pour chacun est toujours préférable à un idéal qui ne sera jamais atteint. Il est impossible de créer une langue qui plaira à tout le monde. Cela me fait sourire d’entendre des critiques contradictoires. Par exemple, certains se plaignent à la fois que l’espéranto est une langue trop latine, et en même temps qu’il forme le pluriel en -j ou a un accusatif. Et il est à noter que la plupart des propositions de réformes (comme l’ido par exemple), ont pour but de rendre la langue plus latine.
Il est vrai que l’espéranto est basé essentiellement sur des langues européennes, mais il n’est pas possible de représenter équitablement et proportionnellement chacune des 7000 langues du monde. L’assemblage qui en résulterait formerait un méli-mélo qui ne reflèterait aucune des langues sources et que l’on trouverait sûrement désagréable à entendre. Quelles sonorités aurait une langue combinant le chinois, l’anglais, l’hindi, le russe et le swahili ? J’ai entendu dire que le lojban était un mélange des principales langues du monde, mais j’ai également entendu dire que cette langue était formée de syllabes au hasard. Si on examine cette langue, on se rend compte que les deux hypothèses sont plausibles.
L’espéranto n’est pas la plus simple des langues. La plus simple est le tokipona, une langue qui ne contient que 120 mots. Mais cette langue est tellement simple qu’il est très difficile d’avoir une conversation et presque impossible de savoir si votre interlocuteur vous comprend. L’espéranto n’est pas non plus la langue la plus logique. Il s’agit du lojban. Mais celui ci est tellement difficile qu’il est peu probable que quelqu’un puisse un jour le maîtriser correctement. Au lieu de cela, l’espéranto a fait le compromis d’être à la fois simple et logique, mais sans excès. Il remplace la pureté par la praticité. Il permet même au locuteur de choisir la simplicité ou la logique. Par exemple, il y a deux mots pour traduire “docteur” : “doktoro”, qui est simple et facile à apprendre, ou “kuracisto”, qui est logique car il vient du verbe “kuraci” qui signifie “guérir”.
De la même façon, l’interlingua a une base plutôt latine, le volapük une base plutôt allemande et le slovio une base plutôt slave, alors que l’espéranto se prête à un compromis sur ce point, pour d’aboutir à une langue qui plaise aux locuteurs de ces différents groupes linguistiques. Les critiques affirment à juste titre que l’espéranto n’est pas 100 % neutre en raison de l’utilisation de l’alphabet latin, mais la seule façon d’être neutre serait d’inventer un nouvel alphabet, ce qui lui ferait perdre son attrait de langue facile à apprendre. Une langue qui a fait le compromis d’être effectivement facile à apprendre et à utiliser est bien meilleure qu’une langue “parfaite” qui n’existe que sur le papier. Une langue qui fonctionne sans atteindre la perfection est bien meilleure que l’idée d’une langue parfaite qu’on n’utilise jamais.
Le Fundamento (les fondations)
Le Fundamento (“les fondations”) est un élément très important quoique souvent négligé, qui a aidé à la croissance de la langue. Certains lui reprochent sa rigidité et pensent qu’il prive la langue de flexibilité, mais en réalité il renforce la langue. Les débats sur la grammaire sont pour certains plaisants, mais en général peu productifs. Passer des heures à discuter de ce que la langue pourrait ou devrait être prend du temps qu’il serait plus profitable de passer à utiliser effectivement la langue et à développer une culture et une communauté. Personne ne voudra apprendre une langue qui serait amenée à changer tout le temps, car il faudrait sans cesse recommencer à l’apprendre. Les débats sur les réformes sont interminables car la beauté et la perfection sont des notions subjectives sur lesquelles il est difficile d’arriver à un consensus et il y aura donc toujours quelqu’un pour penser pouvoir “améliorer” la langue. Les disputes et les querelles incessantes donnent une impression de chaos et de désorganisation qui décourage les nouveaux apprenants.
On peut même avancer l’argument selon lequel la crise de l’ido a en fait renforcé la langue, car ceux qui voulaient réformer ont abandonné l’usage de la langue et ceux qui sont restés se sont donc plus concentrés sur la construction du mouvement. Il est beaucoup plus productif de passer son temps à lire, à écrire, à faire connaître la langue qu’à discuter de ses utilisations hypothétiques. C’est pourquoi, même si certains souhaitent encore réformer l’espéranto, par exemple sur l’accusatif ou le genre, la plupart des locuteurs sont trop occupés à utiliser la langue pour s’engager dans cette voie.
À l’inverse, l’ido n’a pas de “fundamento” officiel et il est de ce fait toujours réformable, mais ceci a détruit la langue. Les locuteurs de l’ido le considèrent un peu comme une voiture, comme quelque chose qui changera continuellement et qui va évoluer pour se perfectionner. Il n’existe malheureusement pas d’idée commune sur ce à quoi doit ressembler une langue parfaite, et rendre la langue parfaite est illusoire. Bien peu des réformateurs de la première époque sont restés utilisateurs de la langue. La plupart ont créé leur propre langue ou ont été exclus du mouvement à cause de leurs débats sans fin. La langue s’est divisée entre la version originale et la réformée, qui s’est elle-même divisée en différentes versions réformées. Un schisme important en 1927 entre les réformistes et les conservateurs a mis fin au mouvement. Les défenseurs de l’ido ont même consenti à imposer une période de stabilisation de plusieurs dizaines d’années pendant laquelle ils ont mis en place un “fundamento” comme celui de l’espéranto qu’ils avait tant critiqué.
Conclusion
Et donc, pourquoi l’espéranto est-il la langue construite qui a connu le plus de succès ? Il y avait un peu de chance d’arriver assez tôt, à l’époque où le monde recherchait une langue de communication internationale à la fin du XIXe siècle. Et, plus important que ce que Zamenhof a fait, est ce qu’il n’a pas fait. Il s’est retiré pour laisser la communauté faire évoluer la langue, plutôt que de jouer un rôle de quasi-dieu et de rester le seul arbitre. Il a résisté à l’envie de s’imiscer dans le développement de la langue ou de lutter vainement pour la perfection. Ce qui a compté le plus dans le succès de la langue a été le fait de considérer prioritaire l’utilisation de la langue. Dans le monde idéaliste et théorique des langues inventées, l’espéranto, en étant pragmatique, sort du lot. Et quelle autre langue inventée peut se targuer d’avoir introduit de la poésie dans sa première publication ? J’ai appris l’espéranto car l’idée d’une langue universelle me plaisait, mais je suis resté à cause de la communauté qui s’est construite autour.
Traduit avec l’aimable autorisation de son auteur, Robert Nielsen.
Article original : Kial Esperanto estas la plej sukcesa konstruita lingvo ?