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Entretien avec Jesper Jacobsen, membre de l’académie d’espéranto

Ce mois-ci, Esperanto Aktiv’ s’est entretenu avec Jesper Jacobsen, membre de la Akademio de Esperanto.

Espéranto Aktiv’ : Bonjour, Jesper. Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

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Jesper Jacobsen : J’ai 51 ans et suis né au Danemark. Après des études en physique théorique à l’Université d’Oxford, je me suis installé en France après l’obtention de mon doctorat, en 1998. J’ai été nommé maître de conférences à l’Université Paris-Sud en 1999, puis professeur à Sorbonne Université à partir de 2008. J’exerce mes activités de recherche à l’École Normale supérieure (Paris) et comme conseiller scientifique au Commissariat à l’Énergie Atomique (Saclay).
En ce qui concerne la langue internationale, j’enseigne l’espéranto et sa littérature au département des langues à l’ENS depuis 2016. Je fais partie de la rédaction de la revue littéraire Beletra Almanako. Je suis président de la commission Grabowski, puis finalement membre de l’Académie d’espéranto, en tant que directeur de la section du vocabulaire commun.

Jesper et ses élèves du cours d'espéranto, devant le département de physique de l'ENS, à Paris

EA : Comment avez-vous découvert l’espéranto ?
JJ : J’en ai entendu parler pour la première fois à la radio, quand j’avais 14 ans. Je ne connaissais pas le mot « espéranto » avant et je me rappelle avoir regardé sa signification dans un dictionnaire à ce moment précis. Par une coïncidence complète, un manuel d’espéranto est littéralement tombé devant mes pieds d’une étagère lorsque je passais à la bibliothèque municipale quelques semaines après. Je l’ai emprunté, puis appris la langue en deux mois, mais je ne trouvais personne autour de moi avec qui je pourrais partager cette découverte. Cette isolation n’a pris fin que quelques années plus tard, lorsque j’ai déménagé à la ville universitaire d’Aarhus (Danemark), où j’ai pu rencontrer un couple de jeunes espérantophones enthousiastes qui m’ont changé la vie. Peu de temps après, j’ai commencé à voyager un peu partout avec l’espéranto. C’est aussi grâce à cette langue que j’ai rencontré l’amour de ma vie avec qui j’ai eu deux enfants, eux aussi espérantophones.

EA : Pouvez-vous nous dire en quoi consiste l’Académie d’espéranto et comment elle a été créée ?
JC : Elle a été créée en 1905, lors du premier congrès mondial d’espéranto à Boulogne-sur-Mer, à une époque où l’on éprouvait le besoin de défendre la langue contre d’autres projets semblables. Elle est connue sous son nom et son mode de fonctionnement actuels depuis 1948. L’Académie se compose de 45 personnes élues pour des mandats de 9 ans renouvelables.

EA : Quels sont les objectifs principaux de l’Académie d’espéranto et comment travaillez-vous pour les atteindre ?
JJ : Son tout premier objectif est de conserver et de protéger les principes fondamentaux de la langue, ce qui veut concrètement dire de veiller à ce que son évolution soit conforme aux principes décidés en 1905. Or, comme la langue évolue en réalité de manière naturelle et spontanée sous l’influence de ceux qui l’utilisent, comme n’importe quelle autre langue vivante, une partie importante de l’activité de l’Académie est de conseiller ses utilisateurs et de proposer des réponses aux questions épineuses qui sont régulièrement portées à son attention à travers de son service internet Konsultejo (https://www.akademio-de-esperanto.org/akademio/index.php?title=Lingva_Konsultejo). Bien entendu, les espérantophones sont complètement libres à suivre ou non ces conseils.
Une autre activité importante est d’émettre des recommandations et des décisions officielles sur des détails de grammaire, prononciation, vocabulaire ou autre. De telles décisions ne sont prises qu’assez rarement et après de très mûres réflexions et débats en interne. Un exemple est un document de 2009 qui compile les noms recommandés par l’Académie pour tous les pays du monde. Bien entendu, les académiciens n’ont pas « inventé » les noms sur cette liste, dont une grande partie était déjà en usage dès les débuts de la langue. Mais ils ont parfois dû choisir entre plusieurs formes qui coexistaient dans l’usage pour identifier la forme qui respecte le mieux les principes de la langue. Quatorze ans après la sortie de ce document, nous pouvons maintenant constater que dans les cas où l’usage avant 2009 (*) était hétérogène, les espérantophones se sont majoritairement ralliés aux choix faits par l’Académie à l’époque. C’est un exemple, me semble-t-il, où l’Académie a produit un travail d’une grande utilité pratique et a su guider le développement de la langue dans un sens positif.

EA : Pouvez-vous nous parler de certains des projets importants sur lesquels l’Académie d’espéranto a travaillé récemment ?
Jesper Jacobsen, avec Jorge Camacho et Nicola Ruggiero, devant le ministrère de l'Éducation nationale, à ParisJJ : Oui et non ! L’Académie aime bien travailler de manière un peu recluse afin de rester à l’abri des influences environnantes et de pouvoir débattre sereinement. Peu de personnes soupçonnent probablement qu’un document de quelques pages issu de l’Académie est souvent le résultat d’années d’étude et de débats parfois houleux entre 45 personnes qui prêtent une attention infinie au moindre détail.
Ceci étant dit, je pense quand même pouvoir révéler que la section du vocabulaire commun travaille actuellement sur un document qui, à l’issue d’un long processus, pourrait peut-être, si les collègues le veulent bien, devenir le 10e ajout officiel au Dictionnaire de l’Académie. De quoi s’agit-il ? En 1905, toujours au même congrès mondial, il a été décidé de donner un statut spécial aux premiers écrits de Zamenhof, le fondateur de l’espéranto. Les parties de vocabulaire et de grammaire qui s’y trouvent, connues maintenant sous le nom de Fundamento (les fondations de la langue), ont été rendues immuables par cette décision. Même si quelques mots de ce vocabulaire sont aujourd’hui un peu désuets (par exemple « veleno » : on n’utilise pas beaucoup du papier vélin de nos jours) personne, même pas les académiciens, n’a le droit de changer le Fundamento. Mais l’Académie a le droit d’ajouter d’autres mots à ce vocabulaire de base, en leur donnant un statut officiel semblable. Ainsi, depuis 1905, neuf Oficialaj Aldonoj (ajouts officiels) sont venus enrichir et nuancer le Dictionnaire de l’Académie, le 9e ajout datant de 2007. Le travail sur le 10e est donc un événement particulier que personnellement je trouve assez excitant.

EA : Comment l’Académie d’espéranto travaille-t-elle avec d’autres organisations pour soutenir la croissance de l’espéranto ?
JJ : Il existe plusieurs initiatives de ce genre, mais celui que je connais le mieux est la collaboration avec le centre d’examens UEA-KER (https://edukado.net/ekzamenoj/ker) (*) concernant l’examen de niveau C2 dans le cadre référentiel européen. Le niveau C2 est l’examen le plus élevé dans ce cadre et, pour l’avoir testé, je peux vous confier que même quelqu’un qui parle et lit l’espéranto quotidiennement depuis des décennies a intérêt à bien s’accrocher pour le réussir. UEA a souhaité s’allier avec l’Académie pour garantir la qualité et le niveau de ce niveau d’examen. Ainsi, quelques académiciens (dont moi) relisent et testent ces examens et aident à examiner les candidats pour leur partie orale.

KER (Komuna Eŭropa Referenckadro) est la traduction en espéranto de CECRL (Cadre européen commun de référence pour les langues)

EA : Pourquoi avez-vous accepté/choisi de faire partie de l’Académie d’Espéranto ? Qu’est-ce que cela vous apporte ? Que pensez-vous apporter à la communauté espérantophone ?
JJ : C’est mon collègue Markos Kramer qui m’a suggéré d’en faire partie. Mais il ne suffit pas de s’y intéresser, il faut aussi réussir à se faire élire à une place vacante par les autres membres de l’Académie dans des élections qui ont lieu tous les trois ans.
Concernant l’intérêt de devenir académicien, je suppose que c’est ma formation universitaire qui m’a donné l’appétence d’appartenir à une telle institution. Je pourrais mentionner un nombre d’espérantophones qui me semblent bien plus qualifiés que moi, mais qui m’ont confié de ne pas éprouver la moindre envie de faire partie de l’Académie ! Mais je trouve ce travail très intéressant et en participant à l’élaboration de certains documents, dont celui mentionné plus haut, j’espère faire quelque chose d’utile pour les usagers de l’espéranto.

EA : Pensez-vous que l’Académie soit assez connue de la plupart des espérantophones ?
JJ : Je pense qu’une grande partie des espérantophones savent qu’il existe une Académie, mais il n’y a probablement qu’une petite partie d’entre eux qui sache plus précisément en quoi consiste ses tâches et qui suit de près ses publications. Peut-être des articles comme celui-ci pourraient contribuer à créer plus d’intérêt pour l’Académie. Et qui sait, peut-être même, faire naître des vocations à en faire partie ? Si c’est le cas, sachez que les prochaines élections auront lieu début 2025.

EA : Vous souvenez-vous d’une anecdote particulière relative à l’Académie ?
JJ : Les meilleures anecdotes sont celles du bon vieux temps, or je suis seulement académicien depuis 2019. Par contre, il existe un livre sur l’histoire de l’Académie, écrit par mon collègue Carlo Minnaja en 2018 (https://www.academia.edu/32299503/LA_CENT_JAROJ_DE_LA_ĈEFA_LINGVA_INSTITUCIO), que j’ai trouvé beaucoup de plaisir à lire. Ce livre contient toutes les anecdotes qu’on puisse désirer et révèle au lecteur que l’Académie d’espéranto a connu bien de rebondissements et de péripéties et, au moins de ce côté-là, n’a que peu de choses à envier aux académies linguistiques nationales.