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« 22 Poèmes en espéranto » de Bronisław Kamińsky

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En fouillant les archives du poète Bruno Durocher, sa veuve, Nicole Gdalia, retrouve une série de poèmes datés de 1946 ou 1947. Surprise : le recueil de poésie est écrit en espéranto. Et soudain, l’histoire du poète, déjà haute en couleur, prend également la teinte verte de la langue internationale.

Comme Zamenhof, Bronisław Kamińsky est né en Pologne dans une famille juive. Son père, un officier autrichien, meurt peu avant sa naissance, le 4 mai 1919. La famille paternelle ayant toujours refusé cette liaison avec une juive polonaise, la mère, médecin à Cracovie, élève donc seule son fils. Afin de le protéger, elle lui cache ses origines et le fait baptiser par un prêtre catholique, sous un des noms polonais les plus courants, ni celui de son père ni celui de sa mère. Et le jeune Kamińsky est élevé dans un pensionnat catholique. Il y découvre l’écriture et l’antisémitisme, contre lequel son esprit critique se rebelle.

Assez jeune, il publie ses premiers poèmes et il gagne une petite notoriété internationale qui lui vaut, de la part d’Eluard, Cendrars et Char (notamment), le surnom de Rimbaud polonais. À l’adolescence, il découvre le communisme et le secret de ses origines. Avec un sens aigu de l’histoire, il se convertit au judaïsme à la fin des années 30 et s’engage dans des activités politiques. Arrêté par les nazis en 1939 à Gdansk, il est enregistré sous un faux nom et déporté pour communisme. Il passe six ans en camps de concentration, un pan de son histoire qui forgera sa personnalité et son écriture. C’est à Mauthausen qu’il fait la connaissance d’Hector Boffejon, un espérantiste flamand qui devient son enseignant. À sa libération, Kamińsky se sent assez à l’aise pour coucher sur le papier les poèmes qu’il avait conçus en espéranto durant sa captivité. Il est alors membre de la Ligue internationale d’espéranto. Puis il s’installe à Paris, traduit son nom en Bruno Durocher, fonde les éditions Caractères et choisit le français comme langue d’écriture. Et les poèmes en espéranto s’endorment pour un siècle.

La série de textes commence par une introduction en prose, sorte de note d’intention de l’auteur. Tio estis en germana koncentrejo, kie regis super homoj malsano, maljusto, malamo kaj ĉia malbono. Il y parle de son rêve d’internationalisme, de paix universelle, de fraternité entre les peuples, et de l’idéal d’une langue commune, encore plus évident dans le contexte multiculturel et polyglotte des camps. Il rend hommage à son enseignant, Hector Boffejon. Ni parolis multajn fojojn kaj revis pri estonteco, kiu devas esti pli klara kaj pli feliĉa.

Dans son Avant-Lire (Antaŭparolo, 2e texte), Kamińsky dit : Mi staras malantaŭ mia juneco. Et même si la déportation l’a fait vieillir d’un siècle, il reste jeune et connait peu la culture espérantophone. Ses propos introductifs peuvent donc paraitre prétentieux, voire vexants, pour l’Espérantie, pour laquelle il prétend poser une première pierre dans le monde poétique. Il ne sait pas que des recueils entiers existent déjà et que la poésie espéranto a été largement théorisée avant lui. Bronisław Kamińsky mène donc seul le travail littéraire important de comprendre la technique poétique à travers la structure de l’espéranto, son accentuation, ses rimes et sa métrique. Et il y réussit plutôt bien. Lui qui n’est pas un fidèle de la rime l’utilise pourtant largement et correctement dans ce recueil.

Sed mi estas kaj vokas al la mondo :
ne iru tien !
ne sonĝu pri oro !
Ĉirkaŭ mi estas malplena rondo,
la vojo iras nenien,
vane batas la koro.

Dans sa forme, l’écriture est libre et cette liberté a d’ailleurs constitué un écueil dans la mise en musique des poèmes de ce livre. Le rythme présente une certaine régularité que viennent toujours contredire certains vers. Les syllabes ne s’y comptent pas avec une précision stricte. Les poèmes entrent difficilement dans un format classique où alternent couplets et refrains.

Mais Kosma a su mettre Prévert en musique. De même, Jean-Claude Patalano a su trouver un rythme adapté aux vers de Kamińsky. Sa musique s’est pliée aux fantaisies poétiques et l’exercice, somme toute acrobatique, est une réussite. Le premier poème mis en musique, Al doktoro Zamenhof (« Au docteur Zamenhof »), apparait au début du recueil ; il s’agit d’un hommage à l’œuvre de Louis Lazare Zamenhof, initiateur de l’espéranto et à son esprit internationaliste. Le poème Urbo (« Ville »), extrait plus loin, décrit une ville vivante, où les cheminées sont des doigts et les rues des vipères ; les gens s’y bousculent dans une bataille d’épaules ; et au milieu, près de l’église, le poète voit un point noir, une pauvre mendiante ; la force et l’injustice triomphent à la fin. Enfin, par Mia Verso (« Mon vers »), le poète décrit sa conception de la poésie, non comme un chant ou une légende, mais comme sa vie même ; s’y accumulent les marques laissées par la guerre, les souffrances, pour déboucher sur un ensemble de sentiments mêlés, passion, amour, peur, terreur.

Pour fêter le centenaire du poète, Nicole Gdalia, qui a repris les éditions Caractères, publie un fac-similé du tapuscrit des vingt-deux textes mis au jour. Le travail d’écriture y apparait tel qu’il a été interrompu et, par-dessus les lettres de la machine, un relecteur espérantophone a corrigé, rayé, réécrit quelques mots à l’encre noire sur les feuillets. Chaque poème est présenté en regard de sa traduction en français : l’interprétation, éclairée par Nicole Gdalia, ne respecte pas de métrique ou de rime, mais l’esprit du poète y reste. Pour la bonne compréhension, le traducteur, Sylvain Barrier, a annoté certains éléments restés à l’état de brouillon. Le tout est additionné des partitions signées Jean-Claude Patalano, du groupe Vojaĝo (http://www.vojagxo-muziko.fr/fr/groupe-fr.html).

Ce recueil a fait l’objet d’une présentation à la BNF : https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/la-poesie-de-bruno-durocher-en-esperanto-1946 et https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/mise-en-musique-de-3-poemes-en-esperanto-de-bruno-durocher.

22 poèmes en espéranto, de Bronislaw Kaminski
Paru le 18/06/2019, aux éditions Caractères (71 pages, 25 euros)