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Découverte

Pourquoi l’espéranto est une langue qui a réussi ? (1/2)

Esperanto-Aktiv’ n° 88 – mars 2018

Il existe dans le monde des centaines, voire des milliers de langues construites, de tous les styles imaginables. Certaines ont été construites par amusement et d’autres dans l’espoir de changer le monde. Cependant 99% d’entre elles ont disparu sans atteindre ne serait-ce qu’un seul apprenant autre que l’auteur (et souvent, même lui ne l’avait pas apprise). Parmi cette jungle de langues, l’espéranto sort du lot. Seule une poignée de langues construites peuvent se vanter d’avoir une communauté, et même cette poignée n’atteint pas la taille d’un club local d’espéranto. Il n’y a que l’espéranto qui peut se vanter d’avoir des associations actives dans tous les pays du monde, des congrès rassemblant des milliers de participants, une bibliothèque très vaste de livres, de revues, des chansons, des blogs, des youtubeurs, etc.

Mais pourquoi l’espéranto ?

Qu’a-t-il d’unique et de spécial, qui lui a permis de réussir, plutôt que les autres ? Ce n’était pas la première langue internationale construite, le concept n’était pas nouveau, donc elle n’avait pas l’avantage du pionnier. Ce n’est pas une langue parfaite et nombreux sont ceux qui affirment qu’elle a de gros défauts et qu’ils pourraient l’améliorer. Certains se moquent de l’idée qu’un simple ophtalmologiste puisse avoir des connaissances sur les langues en comparaison avec de savants linguistes (comme eux-mêmes). La linguistique ayant beaucoup évolué depuis le XIXe siècle, on peut considérer comme primitifs et dépassés les projets d’alors. Pourquoi cela n’a-t-il donc pas été le cas ? De nombreux linguistes ont créé leur langue, qui – du moins à leurs yeux – sont bien supérieures à l’espéranto. Et pourtant aucune d’entre elles n’a réussi à le supplanter.

Les débuts

Zamenhof eut de la chance lorsqu’il publia sa langue en 1887, à une époque où d’autres nouvelles langues voyaient le jour. La Révolution industrielle apportait de grands changements dans presque tous les aspects de la société, alors pourquoi pas aussi une langue ? Une langue internationale serait-elle plus fantaisiste que les chemins de fer, le cinéma, la radio, le télégraphe, etc ? Les piliers de la société qui étaient debout depuis des siècles ou des millénaires furent ébranlés par les nouvelles inventions. Zamenhof disait que sa nouvelle langue n’étaient pas plus artificielle que les “chevaux de fer” (les chemins de fer) qui remplaçaient les chevaux “naturels” pour le transport. Les évolutions dans le domaine des transports et des communications ont donné de l’importance aux contacts entre les peuples de nationalités différentes et le besoin d’une langue commune devenait important. La coopération internationale prit une ampleur sans précédent, ce qui a montré la nécessité d’un outil de communication commun.

L’espéranto eut de la chance dès sa naissance, car, même si le volapük existait et était populaire, il avait quasiment disparu peu après 1890. Le premier club d’espéranto était composé en fait des membres d’un club de volapük qui s’est dissout. Après la disparition du volapük, la notion de langue internationale construite était donc déjà connue, mais il n’y avait plus de concurrent pour bloquer la voie à l’espéranto. Le volapük était encore utilisé comme exemple à éviter pour mener un mouvement et avait montré comment les conflits internes et les désaccords sur les réformes pouvaient détruire une langue.
Cependant les débuts n’expliquent qu’une partie du tableau, car des dizaines de nouvelles langues sont apparues dans les années 1880, et donc pourquoi l’espéranto a réussi plutôt que les autres ?

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La culture

Lorsque Zamenhof publia son premier livre, pour présenter et expliquer sa nouvelle langue, il a fait quelque chose de plutôt inhabituel, quelque chose que peu de créateurs de langues estiment important. Il a écrit de la poésie. La plupart des créateurs de langues prenaient leur tâche très au sérieux et considéraient qu’ils étaient investis de l’importante mission de la création d’un outil essentiel. Zamenhof a traduit un poème allemand, le Notre Père et a même écrit quelques poèmes. Il avait compris que la langue ne pourrait réussir que si elle avait une culture, et que les gens ordinaires se soucient peu des aspects linguistiques et s’intéressent plus à la façon d’utiliser la langue. Il introduisit de la poésie pour montrer la beauté de la langue et pour prouver qu’elle était aussi expressive que n’importe quelle langue nationale. Sa priorité durant les premières années fut de construire une culture, et il se consacra à la réalisation d’un recueil de proverbes et à la traduction d’œuvres de Dickens et de Shakespeare.

À l’opposé, les partisans de l’ido voyaient la langue comme un projet scientifique sérieux qui n’avait pas à être distrait par ces frivolités. En fait, ils pensaient que l’ajout d’une culture à la langue serait une erreur susceptible d’entraîner un attachement sentimental à la langue, au lieu de la considérer rationnellement comme un outil scientifique. Ils considéraient la langue presque comme une machine dont la conception nécessiterait diverses modifications, mises à jour et évolutions au cours des années. La construction d’une base culturelle rendrait ceci difficile et serait une barrière à l’évolution de la langue. Pour donner une idée de leur attitude, la devise du Congrès de l’Ido de 1920 était : “Nous sommes venus ici pour travailler, pas pour nous amuser”.

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La langue de tout le monde

L’une des choses remarquables chez Zamenhof est son absence de vanité. Bien qu’il ait pu être très idéaliste dans son espoir de voir l’espéranto changer le monde (d’une manière qui semblerait aujourd’hui naïve), il ne s’est jamais vu au centre de cet espoir. Son rêve était que l’espéranto soit reconnu dans le monde entier, mais pas pour lui personnellement. Ce qui est important est qu’il avait renoncé à tous les droits sur la langue, insistant sur le fait que la langue appartenait à ses locuteurs. Grâce à cela, la langue n’a pas été écrasée par l’ego de son créateur comme ce fut le cas pour le volapük et le loglan (le prédécesseur du lobjan, une autre langue construite).

Zamenhof évitait en général les débats sur la structure et l’avenir de la langue. Il invitait non seulement les locuteurs à expérimenter les changements dans la langue mais disait qu’ils auraient le dernier mot dans les décisions. Des personnes comme Beaufront, Hodler, Privat, Baghy, Kalocsay, etc. ont été plus importants pour la construction du mouvement et de la culture. Zamenhof s’est même retiré du mouvement espérantiste en 1912 en laissant ce mouvement faire ses propres pas, indépendamment de lui. Cela a été une grande aide pour que la langue lui survive après sa mort en 1917.

C’est la communauté et non pas Zamenhof qui décide du bon usage de la langue. Il existe bien une Académie d’espéranto, mais son rôle est de confirmer l’usage qui est fait de la langue par la communauté et non d’imposer des changements. Il existe par exemple un débat sur des réformes sur le genre mais elle ne deviendront officielles que si elles sont largement utilisées. Cela incite les théoriciens à proposer des contributions pratiques plutôt que de s’enfermer dans des débats sans fin.

Traduit avec l’aimable autorisation de son auteur, Robert Nielsen.
Article original : Kial Esperanto estas la plej sukcesa konstruita lingvo ?

La suite de l’article sera publié dans le prochain numéro d’Esperanto Aktiv.