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La Strato de Tanja, Vivo en Rusio 1917-2017, de Kalle Kniivilä

Espéranto-Aktiv n°111 - avril 2020

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Nous vous avons déjà présenté Krimeo estas nia, Reveno de la imperio de Kalle Kniivilä dans Esperanto Aktiv’ n° 59 (juin-juillet 2015), et Homoj de Putin, dans le n° 73 (novembre 2016). Après un autre de ces récits non-fictifs sur les pays baltes, Idoj de la imperio, la rusoj en Baltio, voilà le quatrième livre de cet auteur finlandais sur la Russie, pays à la porte du sien, qui l’intriguait du temps de sa jeunesse (il est né en 1965). Le principe est le même que précédemment : donner la parole aux habitants, soit par de longues interviews, soit en citant leur journal. Et ici, se limiter à ceux de l’île Vassilievski de Saint-Pétersbourg, au bord du golfe de Finlande, qui plus est à ceux de la rue qu’a habitée Tanja sur la 2e ligne (la ville est quadrillée comme le sera plus tard New York). Un plan au début du livre aide à retrouver où logeait chacun.

Les chapitres sont des bornes, le plus souvent de dix ans en dix ans (1917, 1927, 1937, 1957, 1967, 1987, 2007, après des incursions dans les années 1942 (le siège Leningrad, nom du Saint-Pétersbourg d’alors), 1979 (la guerre d’Afghanistan) et 1998 (la faillite de l’État).

Tanja Saviĉeva est la fille du couple Saviĉev, propriétaire avant la révolution de 1917 d’une boulangerie dans une des plus vieilles rues de l’île et pour lesquels on a des archives, ainsi que son bref journal de 1942. Même les enfants devaient aider à la défense de la ville contre les Allemands. Tanja dut collecter des bouteilles qui serviraient comme engins inflammables. Toute sa famille mourra de faim pendant le siège et elle en fait l’énumération macabre dans son journal entre le 28 décembre 1941 et le 13 mai 1942, à six reprises. « Maman est morte le 13 mai. Tous les Saviĉevoj sont morts. Il n’y a que Tanja qui reste. » Et si elle est évacuée en août 1942, elle mourra des suites de la famine dans un hôpital du centre de la Russie en 1944, à l’âge de 14 ans.

D’autres protagonistes habiteront la maison, voire le même appartement. C’est ainsi que l’auteur donnera la parole à Aleksandr Uralov. Il élargira ses investigations à toute la rue, qui n’était longue que d’un kilomètre et demi, afin de donner plus de vie à l’Histoire (avec un H majuscule) que nous connaissons, mais de façon abstraite. Le riche journal d’Alexandre Benoit jusqu’à 1927 sera une précieuse source d’informations. De nouveau des interviews : celles de Claude Klodt, petite fille dont les parents seront emmenés une nuit de 1939 et exécutés uniquement parce que leur nom avait une résonance allemande, et que nous retrouvons dans l’URSS d’après-guerre. Et Natalja Soboleva, voisine du même âge que Tanja, qui survécut au siège et est âgée d’environ 87 ans en 2017.

D’autres périodes sont plus gaies. En 1957, c’est l’époque de Spoutnik.

Ou alors la fortune sourit aux audacieux. Aleksander Uralov, né en 1944 « ne fut pas de ceux qui s’adonnèrent au trafic maffieux grandissant, quoiqu’au début des années 1990 ce fut l’un des premiers de la rue à posséder une voiture de luxe de marque étrangère. Il put l’acheter grâce à l’argent qu’il avait gagné en faisant connaître l’art soviétique en Belgique ». La rue avait alors bien changé, et était désormais reliée au centre par « l’ascenseur horizontal » (le métro aux portes à fermeture automatique, grande nouveauté à une époque).

En donnant la parole à ses interviewés, Kniivilä passe plusieurs fois de l’un à l’autre et cela donne un aspect un peu confus à l’ensemble. Un mot calqué sur le russe, « komunalko », n’existe pas dans les dictionnaires, mais on comprend qu’il s’agit des immeubles à appartements communautaires : « une chambre dans un « komunalko » pouvait être échangée contre un vrai appartement d’une ou même deux pièces en banlieue, mais on pouvait facilement être roulé. Eh oui, c’est l’époque juste après la chute de l’empire soviétique dans les années 1990 où les audacieux pouvaient devenir richissimes, alors que ceux qui ne faisaient rien pouvaient se trouver à la rue. Celle de Tanja aura connu bien des bouleversements.
Anne Jausions