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Essence et avenir de l’idée d’une langue internationale

Texte de Unuel (alias Ludwik Lejzer Zamenhof)

Traduction française par Louis de Beaufront et le Dr Henri Vallienne

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Toutes les idées qui doivent jouer dans l’histoire de l’humanité un rôle important ont toujours un sort pareil et égal. Quand elles apparaissent, elles rencontrent chez les contemporains non seulement une obstination et une méfiance remarquables, mais encore une hostilité incompréhensible. Les pionniers de ces idées doivent beaucoup lutter et beaucoup souffrir ; on les regarde comme des fous, comme des enfants insupportables, ou même : comme des êtres directement dangereux. Pendant que ceux qui s’occupent de la bagatelle la plus frivole et la plus inutile, du moment qu’elle est à la mode et conforme aux idées routinières de la foule, jouissent non seulement de tous les biens de la vie, mais encore du nom d’homme « instruit » ou « d’homme public utile », les pionniers des idées nouvelles ne rencontrent que des sarcasmes et des attaques : le premier polisson venu les regarde du haut de son ignorance et leur dit qu’ils s’occupent de stupidités ; le moindre plumitif écrit à leur sujet dans son journal des articles et faits divers « spirituels », sans se donner la peine de se rendre au moins compte par lui-même de l’objet dont il parle : et le public, qui suit partout comme un troupeau de moutons ceux qui crient le plus fort, rit et se tord, sans se demander même une minute s’il se trouve une goutte de logique et de bon sens dans ces « spirituelles » moqueries. Quand il s’agit de ces idées-là, « il est de mode » de n’en parler qu’avec un sourire ironique et méprisant, parce que A ou bien B ou bien encore C agissent de cette manière ; chacun craint que, cette idée ridicule n’occupe sa pensée même un instant ; « sachant d’avance » qu’il « ne peut y avoir là qu’une insanité », chacun redoute d’être mis au nombre « des fous » qui la partagent, si même pendant une minute il essayait d’entrer sérieusement en rapport avec elle. Les hommes s’étonnent : « Comment, à notre époque, des fantaisistes aussi ridicules peuvent-ils apparaître ? et pourquoi ne les met-on pas dans une maison d’aliénés ? »

Mais le temps passe. Après une longue alternative de luttes et de souffrances, « les fantaisistes » ont atteint le but, L’humanité s’est enrichie d’un trésor nouveau et important, d’où elle tire les profits les plus larges et les plus variés. Alors les circonstances changent. La nouvelle invention a acquis de la force et elle paraît tellement, simple, tellement compréhensible par elle-même, qu’on ne s’explique pas comment on a pu vivre sans elle pendant des milliers d’années. Quand la postérité lit les récits dans lesquels on raconte de quelle manière les contemporains accueillirent à sa naissance la susdite idée, elle n’en veut rien croire, et elle pense que les historiens ne les ont imaginés que pour se moquer des générations passées. « Est-ce que réellement, dit-elle, le monde entier n’était composé que d’idiots ? Est-ce que réellement il s’est trouvé des hommes capables d’opposer à ces pionniers des objections aussi stupides, au milieu du silence des autres hommes ? Il ne s’est donc pas trouvé un gamin de cinq ans pour répondre à ses critiques : « Messieurs, vous dites là une terrible bêtise, qui ne s’appuie sur rien ; l’argument qui la réfute est devant votre nez. » C’est tout à fait incompréhensible. Evidemment l’historien exagère. »

Lisez l’histoire de la naissance du christianisme et des différentes grandes idées appartenant au domaine moral, philosophique ou scientifique ; lisez l’histoire de la découverte de l’Amérique, de l’introduction des chemins de fer, etc., etc. Partout c’est la même chose. « Es ist eine alte Geschichte, doch bleibt sie immer neu. » La lumière n’apparaît comme une chose nécessaire qu’à celui qui en est éloigné : mais ceux qui sont trop près ont les yeux brûlés par elle et ils cherchent à l’éteindre. L’idée de Colomb « qu’il doit exister une route occidentale pour aller dans l’Inde » nous semble maintenant tellement simple, tellement naturelle, que nous ne voulons pas croire qu’il ait pu exister des hommes, lesquels, sachant déjà que la terre est un globe, doutaient de la possibilité d’aller à un pays quelconque non seulement par l’Orient mais encore par l’Occident, et de l’existence, possible dans cet Occident inexploré de régions inconnues et intéressantes. Quand nous lisons les objections que l’on faisait à Colomb, par exemple que personne n’était venu d’Occident, donc que la chose n’était pas possible, que Dieu le défendait ; que les navires descendraient en bas et ne pourraient plus remonter en haut, etc., involontairement nous nous demandons comment des hommes mûrs pouvaient dire de pareilles insanités, dont aujourd’hui rougirait un enfant. Et cependant à cette époque ces naïves objections étaient justement regardées comme des vérités ne permettant aucun doute, comme l’opinion la plus logique de tout le monde raisonnable, tandis que les idées de Colomb étaient considérées comme des enfantillages indignes de la moindre attention. Quand on eut montré aux hommes la force de la vapeur et son utilisation, il ne semblait pas qu’un être sensé pût lui faire la moindre objection. Et cependant que de luttes pendant de longues années ; que de souffrances, que de sarcasmes durent supporter les inventeurs. Et même quand ils eurent enfin réussi à atteindre le but, quand les locomotives circulaient en Angleterre
depuis plus de trois ans déjà, et rendaient d’immenses services, sur le continent d’Europe des gens instruits et même des groupes entiers d’hommes éclairés, au lieu de regarder simplement et de se laisser convaincre, continuaient, à écrire des traités pleins de profondeur sur ce sujet, disant que la construction des locomotives est une entreprise puérile, qu’elle n’est pas possible, qu’elle est même dangereuse, etc. Qu’est-ce que cela signifie ? nous demandons-nous. Nous trouvons-nous en présence d’une épidémie d’idiotisme ? De pareilles générations ont-elles réellement existé ? Oui, de pareilles générations ont existé : et nous, qui nous étonnons, nous ne sommes pas meilleurs qu’elles ; et nos descendants ne seront pas meilleurs que nous. Tous ces hommes, avec leurs objections stupides, avec leurs attaques indignées, n’étaient nullement idiots, bien que maintenant ils nous semblent tels. Toute leur faute consistait en ceci : grâce à l’inertie intellectuelle de chacun de nous, ou bien ils ne voulaient en aucune manière porter un jugement sur les nouvelles découvertes naissantes, aimant mieux se borner à un rire hygiénique, ou bien ils tombaient dans ce préjugé, soutenu par une conviction antérieure déjà faite, que la chose qu’on leur proposait était inexécutable ; alors ils s’efforçaient de faire accorder tous leurs arguments avec cette résolution déjà prise, sans remarquer l’absence complète de base sur laquelle ils les faisaient reposer : en face des explications présentées par les défenseurs de la nouvelle idée ils fermaient leur entendement au moyen des plus fortes serrures ; par conséquent ces démonstrations qui s’efforçaient de prouver la possibilité de ce que « chacun savait être impossible », devaient sembler à ces hommes sans énergie aussi puériles que nous semblent à nous leurs objections d’alors.

A de pareilles idées, qui semblent aux contemporains une pure fantaisie, et à la postérité une chose tellement naturelle, qu’elle ne comprend pas que l’humanité ait pu vivre sans elle pendant des milliers d’années, à de pareilles idées appartient celle qui consiste à introduire une langue commune dans les communications entre les différents peuples. Quand nos descendants liront dans l’histoire que les hommes, ces rois de la terre, ces plus hauts représentants du monde intellectuel, ces demi
dieux, ont vécu les uns à. côté : des autres sans se comprendre entre eux, ils ne voudront pas nous croire : « pour réaliser cela, diront-ils, point n’était besoin d’une force surnaturelle : chaque homme possédait l’ensemble des sons nécessaires pour se faire comprendre avec précision de ses plus proches voisins. Comment se fait-il qu’il ne leur soit pas venu à l’esprit d’admettre entre eux un de ces ensembles de sons nécessaires, et d’employer le même pour tous afin de se comprendre réciproquement, comme l’avaient fait depuis longtemps la plupart des peuples civilisés pour l’alphabet, les poids et mesures, les notes de musique, etc.

Nos descendants s’indigneront quand ils apprendront que les hommes qui ont lutté pour l’introduction d’une langue commune ont été mis à l’index par leurs contemporains comme des maniaques, comme des gamins ne méritant pas le nom d’hommes sérieux, que toute cervelle vide pouvait rire d’eux dans les,journaux autant qu’il lui plaisait, parce que personne n’était là pour dire à ces têtes vides : « Vous pouvez trouver que ces idées sont ou ne sont pas réalisables : mais les dénigrer sans les connaître, Messieurs, c’est tout simplement honteux »

Nos descendants s’en donneront à cœur joie quand ils entendront les naïves objections que nos contemporains font à une langue internationale en général et à une langue artificielle en particulier. Ils auront le même sourire de compassion que nous pour ceux de nos ancêtres qui, il y a quelques milliers d’années, ont probablement protesté contre l’introduction d’un alphabet artificiel, en criant avec un aplomb de pédant et tout à fait sans preuves, que puisque tout moyen d’exprimer nos pensées est un objet soit organique, soit naturel, soit créé par l’histoire (écriture hiéroglyphique), ce moyen ne peut être créé dans un cabinet de travail. »

Ainsi la postérité se moquera de ceux de nos contemporains qui, s’appuyant sur ce seul fait que les langues actuelles se sont créées d’elles-mêmes à l’aveuglette, affirment avec autorité qu’une langue artificielle est impossible. « Jusqu’à présent cela n’a pas été, donc cela ne peut pas être. » « Puis-je croire, dira au siècle suivant un écolier de dix ans à son professeur, qu’il y a eu des gens pour nier la possibilité d’une langue artificielle, lorsque cette langue existait déjà devant leur nez, avait une littérature déjà riche et remplissait déjà excellemment dans la pratique toutes les fonctions qu’on peut exiger d’une langue internationale, lorsque ces messieurs, au lieu de bavarder sur des stupidités théoriques, n’avaient qu’à ouvrir les yeux et qu’à regarder ? Est-il possible que des hommes mûrs aient prononcé des phrases creuses sur la différence des organes vocaux chez les peuples, lorsque chaque enfant pouvait voir à chaque pas tel membre de telle ou telle nation parlant dans la perfection la langue d’une autre ? » Et le professeur répondra : « En effet, c’est incroyable ; mais cela fut ainsi. »

D’ailleurs à l’époque actuelle, au sujet d’une langue internationale, la routine et l’esprit d’inertie commencent peu à peu à céder le pas à la saine raison. Depuis longtemps, ici et ailleurs, dans différentes gazettes et revues, apparaissent des articles qui approuvent l’idée même et ceux qui combattent pour elle. Mais ces articles sont encore timides, comme si leurs auteurs craignaient de s’exposer à un déshonneur public. D’ailleurs les voix faibles se perdent, dans le chœur hurlant des aboyeurs et des ironistes ; de sorte que la plus grande partie du public, habitué à aller là où on crie le plus fort et à considérer comme le plus sage celui dont le verbe est le plus haut, comme un brave tout homme qui attaque, comme un accusé tout homme qu’on attaque, considère encore l’idée d’une langue internationale comme une fantaisie puérile et sans portée. Nous n’entreprendrons pas de persuader ce public, car tous nos efforts seraient vains. Seul le temps le convaincra. Demain cette même foule qui couvre de boue les pionniers de l’idée aura changé de sentiment et leur élèvera des autels.

Nous ne nous adressons qu’à ceux qui ont essayé de porter sur notre idée un jugement ferme, mais qui, sous l’influence de différentes opinions entendues çà et là ne savent quelle contenance garder, voudraient croire, et sont en même temps tourmentés par des doutes incessants. C’est pour eux que nous analyserons cette question : nous, amis d’une langue internationale, travaillons-nous réellement pour une utopie, et sommes-nous menacés de voir tous nos travaux perdus sans espoir, comme l’insinuent nos adversaires, ou au contraire marchons-nous vers un but clairement défini, non douteux, et pouvant être atteint dans un bref délai ?

Nous savons, chers auditeurs, que vous avez l’habitude de n’accorder votre estime qu’aux arguments remplis de nombreuses citations, s’appuyant sur l’autorité de noms célèbres et brillant par un entassement de phrases de haut vol à l’apparence scientifique ; pourtant nous vous avertissons que dans nos paroles vous ne trouverez rien de semblable. Si vous n’estimez digne de votre attention que ce qui est associé à des noms fameux, lisez un autre ouvrage sur la langue internationale, et vous y trouverez une longue série de savants glorieux et autorisés qui ont travaillé sur cette idée. Mais ici nous mettrons de côté tout bagage inutile, et nous ne parlerons qu’au nom de la logique toute nue. Ne faites aucune attention à ce que dit Pierre ou Jean, mais pensez par vous-même. Si nos arguments sont justes, acceptez-les ; s’ils sont faux ; rejetez-les, quand bien même ils seraient soutenus par les plus hautes autorités.

Nous examinerons systématiquement les questions suivantes :

1° Une langue internationale est-elle nécessaire ?
2° Est-elle possible en principe ?
3° Peut-on espérer réussir à la faire adopter pratiquement ?
4° Quand et comment sera-t-elle faite et quelle langue, adoptera-t-on ?
5° Notre travail actuel nous conduit-il à un but déterminé ou bien agissons-nous encore à l’aveugle, risquons-nous de voir nos efforts finir sans résultat, et les gens raisonnables doivent-ils se tenir loin de nous jusqu’à ce que « l’affaire s’éclaircisse » ?

II

Une langue internationale est-elle nécessaire ? Cette question provoquera, par sa naïveté, le rire des générations futures, tout comme cette autre : « La poste est elle nécessaire ? » provoquerait le rire de nos contemporains. La plupart des gens intelligents la trouveront dès à maintenant superflue ;nous la posons cependant pour être tout à fait conséquente, car il y a encore beaucoup d’hommes qui y répondent « négativement ». Le seul motif allégué par quelques-uns d’entre eux c’est que « la langue internationale détruirait les langues nationales et les nations elles-mêmes ». Nous avouons que nous avons beau nous creuser la tête, nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi ce serait un malheur pour l’humanité, si un beau jour on s’apercevait qu’il n’existe plus de nations ni de langues nationales, mais seulement une seule famille humaine avec une seule langue humaine.

Mais supposons que réellement cela soit une chose terrible, nous nous hâterons de rassurer ces personnes. La langue internationale a pour but de donner aux hommes de pays différents, qui sont là comme des muets, les uns devant les autres, la faculté de se comprendre ; mais elle n’a nullement pour rôle de s’immiscer dans la vie intime des peuples. Craindre que la langue internationale détruise les langues nationales est aussi ridicule que craindre que la poste, qui donne aux hommes éloignés les uns des autres la possibilité de communiquer entre eux, menace les relations verbales entre les humains. Une « langue internationale auxiliaire » et une « langue universelle exclusive » sont deux choses tout à fait différentes qu’on ne doit confondre d’aucune manière. En supposant qu’il se produise jamais une fusion de toute l’humanité en un peuple unique, il faudrait accuser de ce « malheur », selon l’expression des chauvins, non pas la langue internationale, mais le changement des idées et des convictions. Alors, en effet, une telle langue permettrait aux hommes d’atteindre plus facilement un but, qui auparavant, n’était que désiré ; mais si le désir de fusionner ne naît pas de lui-même chez les hommes, ce ne sera certes pas la langue internationale qui pourra les y forcer. Aussi, sans nous inquiéter de ces aspirations ou de ces craintes, nous noterons seulement ce fait que le chauvinisme le plus ardent et le plus aveugle peut fort bien aspirer à une langue internationale. En effet, entre le désir d’une langue internationale et le chauvinisme national, il y a le même rapport qu’entre le patriotisme et l’amour de sa famille. Quelqu’un peut-il dire que l’extension des relations et des transactions entre gens du même pays menace en quoi que ce soit l’amour familial ? Non seulement la langue internationale est par elle même incapable d’affaiblir les langues nationales, mais elle doit, au contraire, les affermir certainement et les amener à leur complet épanouissement, en effet, actuellement, grâce à la nécessité où nous sommes d’apprendre diverses langues étrangères, on ne peut que rarement rencontrer un homme qui possède parfaitement sa langue maternelle, et les langues elles-mêmes, dans leurs mêlées, et leurs luttes, s’embrouillent, s’altèrent de plus en plus et perdent leur richesse naturelle aussi bien que leur charme. Par contre, quand nous ne serons plus obligés d’apprendre qu’une seule langue étrangère (et encore. très facile), chacun de nous aura le loisir d’apprendre à fond sa langue maternelle, et alors toute langue, étant débarrassée de la pression qu’exercent sur elle de nombreuses voisines, gardant pour elle seule, dans toute leur plénitude, les forces de son peuple, se développera promptement avec la dernière puissance et le plus vif éclat.

La deuxième raison mise en avant par les adversaires d’une langue internationale, c’est la crainte qu’on ne prenne peut-être, pour en jouer le rôle, une langue nationale, et qu’au lieu d’un rapprochement nous n’ayons un écrasement, une absorption de tous les autres peuples par celui dont on prendrait la langue, grâce à l’énorme supériorité que lui donnerait cette adoption. Cette crainte nous l’avouons, n’est pas sans fondement ; mais on ne peut l’élever que contre une forme fausse ou mal choisie de langue internationale. Elle perd toute sa force, si on réfléchit : à ce fait que l’organe en question ne peut être et ne sera qu’une langue neutre, comme nous le démontrerons ci-après.

Par conséquent, si nous laissons de côté pour quelque temps la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’établir une langue internationale (nous traiterons ce point, plus loin) ; si nous supposons que cet établissement ne relève que de notre volonté, et enfin si nous exceptons le cas d’une erreur criante dans le choix.de la langue, tous devront reconnaître qu’on ne peut fournir le plus petit argument valable sur le danger ou les inconvénients d’une langue internationale. D’autre part, les avantages que cette langue procurerait au monde sont si considérables et si évidents pour tous que vraiment nous n’aurions pas besoin d’en parler. Pourtant nous en dirons quelques mots, dans l’unique but de faire une étude bien complète de la question.

Avez-vous réfléchi à la cause qui a élevé l’humanité à un niveau tellement supérieur que, n’y peut atteindre aucun des autres animaux construits en réalité sur le même modèle que l’homme. Toute notre haute culture, toute notre civilisation, nous ne la devons qu’à une seule chose, à la possession d’une langue qui permet l’échange des pensées. Que serions-nous, nous les fiers rois du monde, si nous n’avions pas de langue pour communiquer entre nous ; si nous devions, dès la première enfance, élaborer nous-mêmes tout notre savoir et façonner seuls notre intelligence, au lieu de profiter, grâce à l’échange des pensées, de tous les fruits déjà prêts que mettent à notre service l’expérience et les diverses connaissances acquises, pendant des millénaires entiers, par tant de millions et de milliards d’êtres semblables à nous ? Nous ne serions pas sur un échelon plus élevé que les autres animaux qui nous entourent et qui sont tellement dépourvus de raison et de moyens de défense. Supprimez-nous les mains, les pieds, tout ce que vous voudrez, mais laissez-nous la possibilité d’échanger nos pensées, et nous resterons toujours les rois de la nature : constamment, éternellement nous nous perfectionnerons. Mais donnez à chacun de nous cent mains, donnez-nous cent nouveaux sens ou puissances jusqu’alors inconnus, et enlevez-nous la possibilité d’échanger nos pensées, et nous resterons des animaux dépourvus de raison et sans moyens de défense. Or si la faculté bien incomplète, bien restreinte, d’échanger leurs idées a eu pour les hommes une si colossale importance, pensons aux avantages bien autrement immenses et absolument incomparables que leur procurerait la possession d’une langue internationale rendant complet cet échange des idées, d’une langue qui ne permettrait pas seulement que A communique avec B, C avec D ou E avec F, mais qui donnerait à chacun d’eux le pouvoir de comprendre les autres, doublé du pouvoir d’être compris de tous ?

Cent découvertes parmi les plus grandes ne produiraient pas dans la vie de l’humanité une révolution aussi considérable et aussi bienfaisante, que l’introduction d’une langue internationale. Donnons quelques exemples empruntés à la vie ordinaire. Nous nous efforçons de traduire dans les langues de tous les autres peuples au moins les chefs-d’œuvres propres à chaque peuple en particulier. L’entreprise absorbe déjà d’une manière improductive une somme énorme de travail et d’argent ; et pourtant, malgré cela, nous n’arrivons à traduire qu’une partie bien infime de la littérature humaine ; le reste, c’est-à-dire la plus grande partie, de beaucoup, avec les trésors de pensée qu’elle renferme, demeure inaccessible à chacun de nous. Si, au contraire, il existait une langue internationale, tout ce qui paraîtrait d’intéressant dans le monde, dans le champ de la pensée humaine, serait traduit dans cette seule langue neutre, et même beaucoup d’ouvrages y seraient écrits directement ; tous les produits de l’esprit humain seraient ainsi pleinement à la disposition de chacun de nous. En vue de perfectionner telle ou telle branche de la science, nous organisons à tout instant des congrès internationaux. Mais combien misérable est leur rôle, puisque le plus souvent peuvent y prendre part, non pas ceux qui voudraient réellement en retirer du profit, non pas ceux qui désireraient y communiquer quelque chose d’important, mais uniquement ceux qui peuvent converser en plusieurs langues ! Notre vie est bien courte et la science est immense ; il nous faut apprendre sans cesse, apprendre toujours ! Et pourtant nous ne pouvons consacrer à l’étude qu’une partie de cette courte existence, à savoir les années de notre enfance et de notre adolescence ; mais, hélas ! ce temps précieux passe, improductif pour une bonne part, à l’étude des langues ! Quel profit pour nous, si grâce à l’existence d’une langue internationale, nous pouvions consacrer à l’étude des sciences réelles et positives tout le temps précieux que nous donnons actuellement sans fruit bien appréciable à l’étude des langues ! Quel progrès ascensionnel aussi pour l’humanité !

Mais laissons ce point. Quelle que soit en effet votre manière de voir sur la forme de la langue internationale ,je doute qu’il s’en trouve un seul parmi vous qui n’admette pas l’utilité même de cette langue. Seulement il arrive assez souvent qu’on ne se rend pas exactement compte des sympathies ou des antipathies qu’éveille en nous une idée. Aussi semble t-il à beaucoup d’hommes qu’ils doivent repousser l’idée même en général, quand ils n’en approuvent pas telle ou telle forme : C’est pourquoi, messieurs, étant donné le caractère systématique de notre examen, nous prions chacun de vous de bien noter dans son souvenir qu’il admet l’utilité d’une langue internationale en général, s’il est possible d’en établir une, et qu’il accepte la première conclusion que nous allons tirer, à savoir :

L’existence d’une langue internationale mettant les hommes de tous les pays et de tous les peuples à même de se comprendre aurait pour l’humanité une utilité immense.

III

Passons maintenant à la seconde question : « Une langue internationale est-elle possible ? »

Pour tout homme sans préjugés, il ne peut pas y avoir une minute de doute, car non seulement il n’existe pas le plus petit fait qui proteste contre cette possibilité, mais il n’y a même pas le motif le plus léger pour en faire douter un instant. On rencontre, je le sais, des personnes qui affirment que la langue d’un peuple est une chose naturelle organique, dépendant de qualités physiologiques particulières dans les organes vocaux de ce peuple sur lesquels influent le climat, l’hérédité, le croisement des races, les conditions historiques, etc. Et ces affirmations en imposent beaucoup à la masse, surtout quand elles sont suffisamment entremêlées de citations diverses et de termes techniques mystérieux pour 1a foule. Mais l’homme éclairé qui a le courage de juger par lui-même sait fort bien que tout cela n’est pas fondé en logique. De fait, nous savons tous par l’expérience journalière que, si nous prenons un bébé de n’importe quel pays, et si nous l’élevons, dès sa naissance, au milieu d’hommes appartenant à une nation tout à fait différente de la sienne, fût-il aux antipodes de celle-ci, l’enfant parlera tout aussi purement la langue de cette nation que les enfants indigènes r pays. Si pour l’homme fait l’étude d’une langue étrangère offre généralement plus de difficulté, la cause n’en est pas du tout dans la constitution particulière de ses organes vocaux, mais bien dans ce fait qu’il n’a pas la patience, le temps, les maîtres, les moyens de toute sorte dont l’enfant dispose pour sa langue dès qu’il peut parler. Ce même homme fait, d’ailleurs, rencontrerait, dans l’étude de sa langue maternelle, les mêmes difficultés que dans une langue étrangère, si pendant toute son enfance il n’avait pas été élevé dans cette langue, mais devait l’apprendre actuellement à l’aide de leçons. Enfin tout homme éclairé sait fort bien qu’il lui faut encore maintenant apprendre quelques langues étrangères et qu’il ne les choisit pas d’après leur correspondance plus ou moins grande avec ses organes vocaux, mais qu’il prend uniquement et indistinctement celles dont il a besoin. Rien ne s’oppose donc à ce que, au lieu apprendre chacun diverses langues, nous apprenions tous une seule et même langue et arrivions par conséquent à nous comprendre l’un l’autre. Et quand bien même tous ceux qui s’en serviraient ne sauraient pas parfaitement la langue communément acceptée, la question de l’organe international n’en serait pas moins tranchée et les hommes cesseraient d’être, s’ils le voulaient, les uns en face des autres comme de véritables sourds-muets. S’ il était admis partout que pour communiquer avec le monde entier on n’a besoin de n’apprendre qu’une langue, partout existerait une multitude de professeurs, d’écoles spéciales dans lesquelles cette langue serait enseignée ; chacun l’étudierait avec la plus grande ardeur et la meilleure volonté ; enfin tous les parents habitueraient leur progéniture à se familiariser pendant l’enfance avec cet idiome, parallèlement à la langue maternelle. Par conséquent si nous laissons provisoirement de côté la question de savoir si les hommes voudront bien choisir une langue quelconque comme organe international et s’ils parviendront à s’entendre pour ce choix, nous pouvons constater dès maintenant avec une entière certitude, produite par les arguments développés ci-dessus, que l’existence même d’une langue internationale est absolument possible.

Retenons donc bien les deux conclusions certaines auxquelles nous sommes arrivés jusqu’ici, à savoir :

1°Une langue internationale aurait pour l’humanité une utilité immense ;
2° L’existence d’une langue internationale est absolument possible.

IV

Une langue internationale sera-t-elle jamais établie ? Puisque nous sommes arrivés à conclure que l’existence d’une langue internationale aurait pour l’humanité une utilité immense et que cette existence est possible, il découle déjà naturellement des deux conclusions que cette langue sera nécessairement établie dans un avenir plus ou moins rapproché ; car autrement il faudrait dénier à l’humanité l’existence de toute intelligence, même la plus élémentaire. S’il n’existait pas encore de langue pouvant remplir le rôle d’organe international, mais s’il fallait la créer, la réponse à la question susdite serait certainement douteuse, puisqu’on ignorerait encore si cette langue peut être faite. Mais nous savons qu’il existe une très grande quantité de langues et que chacune d’elles au besoin pourrait être choisie comme internationale, avec cette différence pourtant que l’une d’elles serait plus propre à cette office et une autre moins. Par conséquent tout est prêt ; nous n’avons qu’à vouloir et à choisir. Dans ces conditions, la réponse à la question ci-dessus ne peut plus être douteuse. En effet, les hommes, conscients de leur vie, tendent sans cesse à leur bien ; aussi quand nous savons que telle chose leur promet une utilité immense et hors de doute, que cette chose est de plus absolument à leur portée, nous pouvons prévoir avec une certitude entière que du jour où ils auront porté leur attention sur elle, ils la désireront avec une obstination toujours croissante, et ne cesseront d’y tendre que lorsqu’ils l’auront obtenue. Deux groupements humains sont séparés l’un de l’autre par un ruisseau ; ils savent qu’il leur serait très utile d’établir entre eux une communication, et une planche capable de relier les deux rives se trouve toute préparée sous leurs mains. On n’a pas besoin d’être prophète pour entrevoir avec la plus complète certitude que tôt ou tard la planche sera jetée en travers du ruisseau et la communication établie. Il est vrai qu’un certain temps se passera en hésitations et que généralement ces hésitations auront pour cause les plus futiles prétextes : des hommes sages diront que l’idée d’une communication est un enfantillage, car ce n’est pas la mode de mettre une planche en travers d’un ruisseau et personne ne s’occupe de cela : des hommes éclairés diront que les ancêtres ne mettaient de planches en travers des ruisseaux, par conséquent que c’est une utopie ; des hommes instruits prouveront qu’une communication est une chose naturelle et qu’un organisme humain ne peut pas se mouvoir sur une planche, etc. Cependant tôt ou tard la planche est mise et la communication établie. Il en a été ainsi de toute idée, de toute invention utile : a peine les hommes sans préjugés sont-ils arrivés à une conclusion ferme, immédiatement l’affaire en question est devenue très utile et en même temps très réalisable. On peut toujours prévoir avec la plus grand certitude que tôt ou tard la chose sera immanquablement acceptée, malgré tous les obstacles venant du côté de la routine ; et on a comme garantie non seulement, l’intelligence naturelle de l’humanité, mais encore son effort vers le bien pratique et vers l’utilité. Il en sera ainsi de la langue internationale. Pendant de longs siècles, les hommes n’ayant encore qu’un faible besoin de cet organe ne se sont pas occupés de la question, mais à présent que les communications plus nombreuses et plus fréquentes entre les peuples et les individus ont tourné leur attention vers elle, à présent qu’ils commencent à voir qu’une langue internationale leur procurerait les plus grands avantages et que cette langue peut s’établir, il n’y a pas de doute qu’ils ne la désirent chaque jour d’avantage, qu’ils n’en ressentent un besoin toujours plus impérieux et qu’ils ne soient satisfaits que le jour où la question sera résolue. Peut-on en douter ? Certes non. Quand le dénouement sera-t-il atteint ? Nous ne pouvons ni ne voulons le prédire. I1 se peut qu’il arrive dans un an, dans dix ans, dans cent ans ou même dans plusieurs centaines d’années seulement. Mais une chose est dès maintenant certaine : quelles que soient les épreuves qu’endureront les pionniers de l’idée, cette idée devrait-elle sommeiller pendant dés décades entières, jamais elle ne mourra. Toujours plus fréquentes, toujours plus obstinées s’élèveront de toutes parts les voix qui réclameront l’établissement de cette langue ; tôt ou tard enfin, si la question n’est pas résolue par la société elle même, les gouvernements de tous les pays seront forcés de céder à la pression générale, d’organiser un Congrès et de choisir une langue quelconque comme internationale. Mais ce n’est plus qu’une question de temps. Les uns disent que l’événement arrivera dans un avenir prochain ; d’autres, au contraire, dans un avenir très éloigné : mais enfin il arrivera. L’humanité, voyant l’immense utilité et en même temps la possibilité d’une langue internationale, ne restera pas éternellement indifférente en face de ce spectacle : une multitude d’êtres humains ne se comprenant pas les uns les autres. Sur ce point, personne ne doute, même une minute. Nous vous prierons donc de noter dans votre mémoire et d’accepter la troisième conclusion à laquelle nous sommes arrivés, à savoir :

Dans un avenir plus ou moins rapproché une langue internationale sera infailliblement établie.

Ici faisons une courte halte, et parlons un peu de nous, de nous qui combattons pour l’idée d’une langue internationale. De tout ce qui vient d’être démontré il résulte que nous ne sommes pas ces fantaisistes, ces utopistes, que beaucoup de personnes voient en nous, tels que nous dépeignent les journaux, qui ne veulent pas se donner la peine de pénétrer au fond même de la question pour laquelle nous luttons. Vous voyez que nous combattons pour une chose qui apportera à l’humanité un bien considérable et qui tôt ou tard sera réalisée. Dès maintenant tout homme sage peut donc y adhérer courageusement sans craindre les railleries et les attaques d’une foule ignorante qui ne pense pas. Nous luttons pour une chose complètement étudiée et certaine ; aussi aucun sarcasme, aucune pression ne nous détourneront du droit chemin. L’avenir nous appartient. Supposons que la forme de langue internationale que nous défendons se montre dans l’avenir erronée ; supposons que le futur idiome ne soit pas celui que nous avons choisi, cela ne doit pas nous arrêter ; car nous combattons non pour la forme mais pour l’idée, et nous ne donnons à notre lutte une apparence concrète que parce que généralement toute lutte abstraite et théorique ne conduit à rien. Plus loin nous prouverons que cette forme concrète d’une langue internationale est complètement élaborée et a un avenir certain ; mais quand bien même vous auriez des doutes à ce sujet, la forme ne vous lie en rien. Si cette forme est mauvaise, demain nous la changerons ; si c’est nécessaire, nous la changerons encore après-demain : mais nous combattrons pour notre idée, jusqu’à ce que tôt ou tard elle soit réalisée. Si, obéissant à la voix de l’indifférence et de l’égoïsme, nous nous abstenions de tout travail, sous prétexte que, avec le temps, la forme de la langue internationale différera peut-être de celle à laquelle nous travaillons, nous ressemblerions à ceux qui refuseraient de se servir de la vapeur sous prétexte qu’on trouvera peut-être un nouveau moyen de communication ; à ceux qui refuseraient toute amélioration politique, sous prétexte que des formes meilleures de gouvernement seront trouvées un jour. Nous sommes encore, faibles et le premier galopin venu peut encore nous railler et nous montrer du doigt. Mais rira bien qui rira le dernier. Notre affaire va lentement et très difficilement. Il peut se faire que la plupart d’entre nous ne vivent pas jusqu’au jour où se montrera pleinement le fruit de nos longs efforts et que nous soyons pour beaucoup d’hommes jusqu’à la mort même un objet de risée ; n’empêche que nous entrerons dans la tombe avec la conviction que notre idée ne mourra pas, parce qu’il est impossible qu’elle meure jamais, parce que tôt ou tard elle doit atteindre le but. Bien plus, alors même que par désespoir ou apathie, fatigués d’un travail ingrat, nous en viendrions à tout abandonner, même alors l’œuvre ne mourrait pas. A la place des combattants fatigués apparaîtraient de nouveaux combattants. Car, nous le répétons de nouveau, du moment que, sans doute possible, une langue internationale doit apporter à l’humanité un immense bienfait parfaitement réalisable, dans ces circonstances, aucun homme, à moins qu’il ne soit aveuglé par la routine, ne peut rester dans l’indécision. Inévitablement ce but sera atteint tôt ou tard : et notre labeur permanent sera pour l’humanité une éternelle indication, jusqu’à ce que l’idée d’une langue internationale soit un fait accompli. La postérité, bénira notre mémoire et regardera les hommes sages qui nous traitent encore aujourd’hui de rêveurs fantaisistes comme nous regardons maintenant les sages contemporains de la découverte de l’Amérique et de l’emploi de la vapeur comme moyen de véhiculation, etc.

V

Mais revenons à notre examen interrompu. Nous venons du voir qu’une langue internationale sera infailliblement établie : mais il reste à savoir quand et de quelle manière elle le sera. Peut-être cela n’arrivera-t-il que dans cent ans, peut-être que dans mille ans : Est-il besoin d’obtenir immédiatement le consentement de tous les gouvernements de tous les pays ? Pour répondre à ces questions d’une manière plus ou moins satisfaisante, nous devons d’abord analyser cette autre question : peut-on entrevoir quelle sorte de langue sera la langue internationale ? car ces deux questions sont unies par un lien très étroit. En effet, si on ne peut prévoir quelle sorte de langue est destinée à devenir internationale, si pour atteindre ce but les différents idiomes ont tous des chances plus ou moins égales, alors on devra attendre que les gouvernements des États, au moins des plus importants, décident l’organisation d’un congrès pour traiter celte question. Ceux qui savent combien les gouvernements ont de peine à, se décider pour tout ce qui est nouveauté comprendront qu’il se passera encore un nombre considérable d’années avant que les chefs d’États trouvent que la question d’une langue internationale est suffisamment mûre pour être adoptée : ensuite il se passera sans doute une autre série d’années avant que la chose soit décidée par les différents .comités et par la diplomatie. Des individus isolés agissant en leur nom personnel et même des sociétés ne peuvent rien faire : tout au plus peuvent ; elles chauffer le zèle des gouvernants ; mais quant à faire adopter quelque chose par eux, elles sont complètement impuissantes. Il en résulte que, par cette voie, la solution de la question serait encore très lointaine. Mais il en serait tout autrement si on démontrait qu’il est possible de prévoir d’une façon bien précise et certaine quelle langue particulière deviendra un jour internationale. Alors, en effet, on n’aurait plus besoin d’attendre un nombre d’années peut-être fort long ; alors chaque société, chaque particulier pourrait travailler à sa guise à la propagation de cette langue ; le nombre de ses adeptes croîtrait d’heure en heure ; sa littérature s’enrichirait très vite ; les Congrès internationaux pourraient commencer de suite à l’employer, ce qui permettrait à leurs membres de se comprendre entre eux ; enfin, dans un très bref délai, cette langue prendrait une telle force dans le monde que les gouvernements n’auraient plus un beau jour qu’à donner leur sanction à un fait accompli. Pouvons-nous prévoir quelle langue deviendra internationale ?

Heureusement nous pouvons répondre à cette question d’une manière tout à fait positive : oui, nous pouvons prévoir quelle langue deviendra internationale ; nous pouvons le prévoir avec une précision. complète, une certitude absolue, sans l’ombre même d’un doute.

Pour convaincre nos auditeurs, imaginons qu’un Congrès de représentants des États les plus importants, ou même de tous les États du monde est déjà réuni, et voyons quelle langue il pourrait bien choisir. Il ne sera pas difficile de prouver qu’un seul idiome peut être adopté et que le choix de toute autre langue serait pour eux directement impossible. Quand bien même ils voudraient faire ce choix, quand bien même contre toute attente et en dépit de tous les arguments de la sagesse et du bon sens, ils se décideraient à prendre un autre idiome, la vie même s’élèverait contre un pareil choix et leur décision deviendrait lettre morte.

Les délégués des différents États se sont tous réunis en un même lieu et s’apprêtent à faire choix d’une langue internationale. Quatre voies s’offrent à eux, :

1° prendre l’une quelconque des langues actuellement vivantes ;
2° prendre l’une quelconque des langues mortes, (par exemple le latin, le grec, l’hébreu) ;
3° prendre une des langues artificielles déjà existantes ;
4° nommer une Commission qui s’occupe de faire une langue nouvelle.

Pour que nos auditeurs puissent participer en pensée aux travaux et aux considérations qui inspireront les membres de la commission chargée de faire un choix, nous devons leur faire connaître auparavant quel est le caractère des langues précédemment citées. Comme la nature des langues vivantes ou mortes est plus ou moins bien connue des lecteurs, nous ne parlerons que des langues artificielles ; car il est probable que pour la majorité d’entre eux cette question est encore terra incognita.

De quelle manière est née chez les hommes l’idée d’une langue artificielle ? Je ne vous dirai pas comment cette idée s’est. développée, quels différents stades elle a traversés, comment, après avoir commencé par les pasigraphies les plus imparfaites, elle a abouti au type le plus parfait d’une langue riche et complète, quelle immense quantité d’essais ont été faits dans cette direction, quelle énorme somme de labeurs a été dépensée dans les deux derniers siècles ; vous n’auriez ni le temps ni la patience de l’entendre. Nous ne parlerons que des qualités spéciales indispensables à une langue artificielle ; nous passerons sous silence celles dont nous avons sous les yeux les essais stériles, parce qu’elles ne possédaient qu’une faible partie des qualités dont nous parlons ; et nous ne nous occuperons que de la plus parfaite, entre toutes celles qui existent actuellement.

Outre sa neutralité complète au point de vue national, une langue artificielle se distingue par les qualités suivantes :

1° Son étude est d’une facilité incroyable et stupéfiante. On a le droit de dire sans exagération que cette langue est au moins cinquante fois plus facile à apprendre que toute langue naturelle. Celui qui ne connaît pas la langue artificielle ne peut pas se douter à quel point elle est facile. Personne assurément ne soupçonnera le grand écrivain Tolstoï de vouloir faire, par son témoignage, de la réclame à la langue internationale, en disant au sujet de l’Espéranto : « Sa facilité est si grande que, ayant reçu, il y a six ans, une grammaire, un dictionnaire et des articles en Espéranto, j’ai pu arriver, au bout de deux petites heures, sinon à écrire, du moins à lire couramment la langue. Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps à l’étude de l’Espéranto ; sont tellement petits, et les résultats qui peuvent en découler sont tellement immenses, qu’on ne peut pas se refuser à faire cet essai. » Vous l’avez entendu, Messieurs : au bout de deux petites heures d’étude ! Or c’est en termes analogues que se sont exprimés sur la langue Espéranto tous les hommes sans préjugés, qui, au lieu d’en raisonner en aveugle, ont bien voulu se donner la peine légère de l’examiner réellement. Sans doute, les gens instruits peuvent apprendre l’Espéranto plus rapidement que les hommes d’instruction peu soignée ; mais ces derniers eux-mêmes l’apprennent avec une facilité extrême et surprenante, car l’étude de cette langue n’exige de l’adepte aucune connaissance ou préparation antérieure. Vous trouverez parmi les Espérantistes beaucoup d’hommes si peu instruits qu’ils savent fort mal leur langue maternelle et font quantité de fautes en l’écrivant, et ces mêmes hommes écrivent l’Espéranto d’une manière absolument correcte. Ils l’ont appris en quelques semaines, tandis qu’il leur aurait fallu au moins 4 à 5 ans pour apprendre n’importe quelle langue naturelle.

Quand, en 1895, vinrent à Odessa deux étudiants suédois, qui ne savaient que leur langue et l’Espéranto, un journaliste de cette ville voulut les interviewer. Aucune langue commune ne leur permettant de s’entendre, il prit le matin, pour la première fois de sa vie, le manuel de la langue Espéranto et, le soir du même jour, il pouvait déjà parler la langue assez bien avec ces Suédois.

D’où peut provenir une facilité si incroyable dans une langue artificielle ? Toutes les langues naturelles se sont formés à l’aveugle, sous l’influence des circonstances les plus diverses et de pur hasard ; aucune logique, aucun plan arrêté n’y ont exercé leur action ; le seul guide qu’on y trouve est le principe arbitraire : ceci est reçu ; cela ne l’est pas. Voilà pourquoi on peut dire au préalable qu’un système de sons créé, pour l’expression de la pensée, par une intelligence humaine consciente du but et d’après des principes logiques sévèrement arrêtés devra être infiniment plus facile qu’un système de sons fabriqués au hasard et d’une manière inconsciente.

Nous ne pouvons montrer en détail toutes les facilités ou simplifications d’une langue artificielle comparée à une langue naturelle ; il faudrait pour cela un long traité spécial ; nous nous bornerons donc à donner quelques exemples. Ainsi, dans presque toutes les langues, chaque substantif appartient à tel ou tel sexe ; en allemand, par exemple « tête » est du masculin ; en français, ce nom est du féminin, et en latin il est du neutre. Y a-t-il à cela la plus petite raison, la moindre utilité ? Et pourtant quelle terrible difficulté présente à l’étudiant le souvenir du genre grammatical pour. chaque substantif. Combien l’élève doit-il s’exercer, s’exercer et encore s’exercer avant d’être sûr qu’il est arrivé à la perfection, avant d’être certain qu’il ne fera aucune confusion, qu’il ne dira pas, par exemple, « le fin » au lieu de « la fin », ou bien « das Strick » au lieu de « der Strick » ! Une langue artificielle rejette absolument le genre grammatical, car l’expérience et le bon sens démontrent qu’il n’a pas la moindre raison d’être. Ce point nous présente donc déjà un exemple de la manière dont la langue peut être facilitée, dans des proportions énormes, par un moyen des plus petits. Dans les langues naturelles existent des déclinaisons compliquées et confuses, des conjugaisons avec une innombrable quantité de formes différentes ; de plus on voit dans chacune d’elles toute une série de formes secondaires. Exemple : dans les conjugaisons vous avez non seulement pour chaque temps et pour chaque mode toute une série de formes, mais encore dans chacun de ces temps et de ces modes se rencontrent des formés spéciales à chaque personne et à chaque nombre. On obtient ainsi une série d’immenses tableaux grammaticaux qu’on doit étudier et conserver dans sa mémoire. Mais ce n’est que le commencement. A cela s’ajoute une multitude de déclinaisons et conjugaisons irrégulières, chacune ayant sa série spéciale de formes. Tout cela, on doit non seulement l’apprendre et le conserver dans sa mémoire, mais encore il faut se souvenir constamment quels sont les mots qui se modifient d’après les déclinaisons et conjugaisons régulières, quels sont ceux qui se modifient d’après les irrégulières, dans quel tableau régulier ou irrégulier on devra placer le mot en question. La possession de tout cela exige une patience infernale, un temps énorme, un exercice incessant et permanent. Tandis que la langue artificielle, au lieu de tout ce chaos qui exige plusieurs années de labeur et de persévérance, ne vous présente que 6 petits mots, « i, as, is, os, us, u », que vous pourrez facilement posséder dans l’espace de quelques minutes, que vous n’oublierez pas, que vous ne confondrez ,jamais. Vous vous demandez avec stupéfaction : « Est-ce possible ? » Oui, car l’Espéranto pose en principe qu’on n’a besoin d’aucune déclinaison, car elles peuvent fort bien être remplacées par les prépositions, que toutes les langues à déclinaisons elles-mêmes emploient déjà d’ailleurs à côté de celles-ci. Quant aux conjugaisons, non seulement un modèle suffit pour tous les verbes, mais ce modèle n’a pas besoin d’offrir plus de six formes (si nous exceptons les participes qui ont leurs formes particulières). Il nous faut une marque spéciale pour le présent, le passé., le futur, pour l’infinitif, le conditionnel et l’impératif-subjonctif. Or, il est évident que pour cela six formes nous suffisent. Vous êtes sans doute tentés de croire qu’avec un tableau de conjugaison si réduit la langue doit être privée ,de toute souplesse. Il n’en est rien examinez-la et vous verrez que sa conjugaison exprime toutes les nuances de la pensée incomparablement mieux et avec une précision plus grande que ne le font les langues naturelles possédant les paradigmes de conjugaison les plus riches et les plus complètes. La cause en est dans ce fait que la langue artificielle a rejeté non pas ce qui lui était nécessaire, mais seulement ce qui représentait pour elle un bagage absolument superflu et d’une complète inutilité. En effet, qu’avons-nous besoin de terminaisons particulières pour chaque personne et pour chaque nombre ? De plus, à quoi sert encore, dans chaque mode, une nouvelle série de terminaisons pour chaque temps ? Ne sont-elles pas tout à fait superflues, puisque le pronom et le nom sujets montrent bien suffisamment par eux-mêmes la personne et le nombre ?

Et l’orthographe, supplice dans la plupart des langues, et surtout dans celles qui auraient le plus de chances pour être adoptées comme internationales ? Dans tel mot, telle lettre est prononcée, et dans tel autre, non ; ou bien le même son s’écrit de telle façon dans tel mot ; dans tel autre autrement. Il faut des années entières au Français ou à l’Anglais pour parvenir à orthographier régulièrement sa langue : II est radicalement impossible de changer cette orthographe, car, dans la langue écrite, on ne pourrait nullement différencier cette innombrable quantité de mots qui ne se distinguent nullement les uns des autres, ou qui ne le font que par une légère nuance de prononciation. La langue artificielle ayant donné à chaque lettre de son alphabet une prononciation précise, fixée rigoureusement et constamment semblable, la question de l’orthographe n’existe pas pour elle ; au bout d’un quart d’heure, c’est-à-dire aussitôt qu’on s’est assimilé son alphabet, des plus simples, on peut écrire une dictée dans cette langue sans la plus légère faute, tandis que dans une langue naturelle on n’arrive à ce résultat qu’après un grand nombre d’années d’un travail difficile et ennuyeux.

Par ces quelques exemples vous pouvez déjà vous faire une idée de la simplification prodigieuse que l’art, conscient du but à atteindre, peut apporter à la langue en question. Il nous serait facile de multiplier les exemples, car à chaque pas nous rencontrons dans les langues naturelles des difficultés et des irrégularités considérables qui sont complètement rejetées de la langue artificielle comme un bagage inutile et remplacées par une ou deux particules, par quelques règles très courtes, le tout sans aucun dommage pour la souplesse, la richesse ou la précision de la langue. Mais nous n’insisterons pas davantage sur ce point ; nous dirons seulement que la grammaire de l’Espéranto se formule entièrement en seize règles que tous peuvent apprendre aisément en une demi-heure !

Ainsi, arrivé à ce résultat au bout d’une demi-heure, d’une heure ; de deux heures même ; si vous le voulez, l’étudiant n’aura plus alors qu’à faire l’acquisition facile, comme nous le verrons, d’une provision de mots : pour comprendre et apprécier toute l’importance de ce lui précède, imaginez-vous que vous entreprenez l’étude l’une langue naturelle quelconque : Après quelques années de patience et de travail, vous êtes arrivé à ce résultat : vous possédez parfaitement la charpente de la langue, et vous êtes certain que vous ne pouvez plus faire dans cette langue aucune faute de grammaire ou d’orthographe : il ne vous reste plus qu’à apprendre le plus grand nombre possible de mots, et vous vous sentez très heureux, car vous penser avoir fini la partie la plus difficile et la plus ennuyeuse de votre travail. Eh bien ! dans la langue Espéranto, vous obtenez ce résultat après une demi-heure d’étude !

Par conséquent, l’Espéranto n’aurait-il que cette qualité, dont nous parlions plus haut, c’est-à-dire immense facilité d’acquisition, régularité de la grammaire et de l’orthographe, déjà nous devrions nous dire qu’il est infiniment, infiniment plus facile que toute langue naturelle. Mais là ne s’arrête pas encore la facilité de l’Espéranto, car elle porte également sur l’étude des mots. En effet, grâce à la régularité absolue de l’idiome, le nombre même des mots à apprendre se trouve réduit dans des proportions considérables. Ainsi, quand vous connaissez la forme nominale d’un mot, vous savez à l’avance son adjectif, son adverbe et son verbe, au lieu que, dans toute langue naturelle, une foule d’idées appartenant à la même famille reçoivent pour chaque espèce grammaticale un mot sensiblement ou même tout à fait différent (exemple : parler, oral, verbalement). De plus, comme vous aurez en Espéranto le droit absolu et illimité de réunir les mots aux diverses prépositions ou de les souder entre eux, toutes les fois que cette réunion est logique, vous êtes par le fait dispensé d’apprendre une quantité de vocables qui, dans les langues naturelles, n’ont de racines particulières que parce que telle ou telle union de mots y est interdite pour une raison quelconque.

Mais, en dehors de ces commodités naturelles pour la formation des mots, on trouve encore, dans la langue Espéranto, des ressources particulières, et pour ainsi dire artificielles qui réalisent une économie considérable dans leur étude. Ce sont, par exemple, ses préfixes et ses suffixes, dont nous ne citerons que quelques-uns, pour en donner une idée. Ainsi « mal » attache au mot un sens absolument contraire, (« bona », bon - « malbona », mauvais) ; par conséquent, quand, je sais les mots (« bona, mola, varma, largha, supre, ami, estimi », - bon, mou, chaud, large, en haut, aimer, estimer »), je puis former moi-même leurs contraires en ajoutant au mot déjà connu le préfïxe « mal » (malbona, malmola, malvarma, mallargha, malsupre, malami, malestimi, - mauvais, dur, froid, étroit, en bas, haïr, mépriser). Le suffixe « in » marque le sexe féminin (« patro », pére - « patrino », mère). Par conséquent si je sais les mots « patro, frato, onklo, fiancho, bovo, koko, - père, frère, oncle, fiancé, bœuf, coq », je suis débarrassé de l’étude des mots « patrino, fratino, onklino, fianchino, bovino, kokino, -mère, soeur, tante, fiancée, vache, poule ». Le suffixe « il » marque l’instrument (« tranchi », trancher - « tranchilo », couteau). Par conséquent, dès que je sais les mots Espéranto « tranchi, kombi, tondi, pafi, sonori, plugi -trancher, peigner, tondre, tirer d’une arme à feu, sonner, labourer », je connais du même coup « tranchilo, kombilo, tondilo, pafilo, sonorilo, plugilo - couteau, peigne, ciseaux, fusil, sonnette, charrue ». Il existe encore un certain nombre de particules semblables qui jouent le rôle de préfixes et de suffixes, et diminuent dans des proportions considérables le nombre des mots à apprendre.

Rappelez-vous donc ce que nous avons dit au sujet d’une langue artificielle, et alors vous admettrez sans difficulté que lorsque nous disions qu’une telle langue est 50 fois, plus facile qu’un idiome naturel, nous n’exagérions nullement. Notez dans votre esprit cette grande facilité ; car nous y reviendrons encore par la suite.

La deuxième qualité distinctive d’une langue artificielle, c’est sa perfection, qui consiste en une précision mathématique, en une souplesse et une richesse illimitées. Qu’une langue artificielle puisse avoir cette deuxième qualité, c’est une chose qu’ont prévue et prédite une foule d’hommes de la plus haute valeur, qui traitaient cette idée si importante pour l’humanité avec plus de sérieux que ne le font certains Jupiters contemporains, qui pensent qu’un commerce même superficiel avec l’essence des langues artificielles compromettrait leur honneur et leur dignité. Nous pourrions citer des lumières telles que Bacon, Leibniz, Pascal, de Brosses, Condillac, Descartes, Voltaire, Diderot, Volney, Ampère, Max Müller, etc. : mais comme nous ne voyons dans les citations qu’une arme bonne pour les pédants et les sophistes, nous ne chercherons pas à nous en servir pour vous éblouir et nous nous efforcerons de tout prouver par la seule logique.

Chacun peut facilement comprendre qu’une langue artificielle non seulement puisse, mais doive être plus parfaite qu’une langue naturelle, s’il veut bien faire la considération suivante : toute langue naturelle s’est formée par une simple répétition chez les uns de ce qu’ils avaient entendu dire à d’autres ; aucune logique, aucune décision consciente n’y sont intervenues du côté de l’intelligence humaine, comme nous l’avons déjà dit. Toute expression que vous avez entendue bien des fois est bonne et admise ; mais celle que vous n’avez encore jamais entendue est mauvaise et interdite. Aussi, à chaque instant ; dans toute langue naturelle, constatons-nous le phénomène suivant : nous concevons une chose et nous voulons la rendre, mais aucun mot de la langue ne nous permet de le faire ; nous sommes forcés de recourir à une longue périphrase, à toute une description fort gênante de cette conception, alors que cependant elle est bien unique dans notre esprit et qu’elle s’y définit bien par un seul mot. Ce mot, le seul juste, le seul pleinement vrai, nous ne pouvons l’employer : la langue ne le permet pas. Ainsi, grâce à ce fait que le blanchissage est généralement une occupation de femme, vous trouverez en toute langue un terme pour rendre l’idée de « blanchisseuse » ; mais une quantité de langues ne peuvent rendre que par une périphrase l’idée de « blanchisseur » ; elles manquent du mot voulu. Jusqu’à ces dernières années les hommes seuls s’occupaient de médecine ; aussi, quand les femmes se sont mises à en faire, ou ont embrassé certaines carrières scientifiques, la plupart de nos langues n’ont pu trouver un mot qui leur convînt. Pour les désigner, il faut recourir à une description, à une périphrase, et si vous voulez transformer le nom en adjectif ou en verbe, impossible. En toute langue une quantité de substantifs désignant des êtres mâles sont privés de leur correspondant féminin, ou vice versa ; certains noms y manquent de tel cas, de telle forme originelle ; des adjectifs y sont privés de tel degré de comparaison, de telle forme qu’ils devraient logiquement posséder ; les verbes n’y ont pas tel temps, telle personne, tel mode ; d’un substantif donné vous ne pouvez faire un adjectif, ni de tel adjectif, un substantif ; de tel verbe, vous n’avez pas le droit de former un nom, etc. Car, nous le répétons, toute langue naturelle est fondée non pas sur la logique, mais sur ce principe aveugle : « on parle ainsi », ou au contraire, « on ne parle pas ainsi ». Par suite toute idée qui naît en votre esprit manque ordinairement de l’expression nécessaire, ou ne peut être rendue que par une véritable description plus ou moins longue, quand la langue ne nous fournit pas pour cette idée un mot que vous ayez entendu jusqu’alors. Mais, dans une langue artificielle, établie d’une manière consciente sur des principes rationnels, rigoureux, n’admettant ni exception, ni arbitraire, rien de semblable ne peut se produire. Avec une langue artificielle il est impossible. de dire : « Tel mot n’admet pas telles formes et ne permet pas telles associations d’idées. » Supposons par exemple que demain l’homme reçoive la faculté d’enfanter et de donner le sein à un nourrisson, immédiatement la langue fournira un mot tout prêt pour exprimer cette idée ; car dans un idiome artificiel, il n’est pas possible qu’un mot existe pour un sexe seulement et non pour l’autre. Supposez que demain quelqu’un fasse choix d’une nouvelle profession ; serait-elle classée parmi les plus étranges, par exemple un travail au moyen de l’air, immédiatement il trouvera un mot tout prêt. Comme dans une langue artificielle il n’existe qu’un suffixe pour exprimer la profession, ce suffixe vous donnera la possibilité d’exprimer toute profession qui pourra naître dans votre cerveau.

De plus n’oubliez pas qu’une langue artificielle est indéfiniment perfectible. Toutes les bonnes règles, formes ou expressions qui se trouvent dans toute autre langue, elle se les attribue de plein droit, tout défaut qui pourrait se rencontrer en elle, elle a le droit de l’améliorer, de le changer : tandis que dans une langue naturelle rien de semblable ne peut exister ; car un pareil idiome ne peut se transformer en langue artificielle.

Les deux supériorités immenses que nous venons d’examiner dans une langue artificielle (sa facilité extraordinaire et sa plus grande perfection) ne sont pas les seules qui s’y trouvent ; mais il est inutile de nous arrêter sur les autres.

Passons de suite aux défauts d’une langue artificielle. Quiconque a examiné, ne fût-ce qu’un peu, une langue artificielle logiquement faite et veut bien avoir assez de caractère pour croire à ce qu’il a vu, au lieu de s’en rapporter aveuglément à des phrases creuses, celui-là ne peut arriver qu’à une conclusion, c’est que, comparée à une langue naturelle, la langue artificielle est sans défaut. Chacun de vous a eu sans doute l’occasion d’entendre plus d’une attaque contre une langue artificielle, mais à ces attaques nous n’avons qu’une réponse à faire : toutes émanent d’hommes qui ignorent totalement la question, qui n’ont même jamais vu de langue artificielle. Non seulement ils n’ont fait aucun examen, aucune exploration, mais même ils n’ont jamais réfléchi à son essence ; et au lieu de penser avant de parler, ils préfèrent crier bien haut à droite et à gauche des phrases stupides mais à la mode. S’ils avaient étudié une langue artificielle, ils s’apercevraient que leurs critiques sont entièrement fausses ; et quand bien même ils ne l’auraient pas étudiée, rien qu’en y réfléchissant au point de vue théorique, ils remarqueraient que toutes leurs accusations n’ont pas la moindre base. Que quelqu’un désire faire croire que dans la ville voisine toutes les maisons sont construites en papier, et que tous les habitants sont sans mains et sans pieds, il pourra en imposer à la foule qui accepte pieusement toute parole prononcée sur un ton autoritaire et scientifique. Mais l’homme raisonnable n’écoutera ces paroles qu’avec beaucoup de scepticisme, parce que dans sa sagesse il trouvera que ces phrases manquent de base. Aussi doutera-t-il et ira-t-il simplement dans la ville voisine pour regarder et se convaincre que toutes les paroles entendues sont absolument dénuées de sens commun. II en est de même pour la langue artificielle. Au lieu de répéter aveuglement des phrases, donnez-vous la peine aller au fond, de ces phrases et vous vous apercevrez bien vite qu’elles n’ont pas le plus frêle point d’appui. Si cette réflexion théorique ne vous suffit pas, allez simplement et regardez ; jetez les yeux sur un livre d’étude pour langue artificielle, étudiez sa construction, approfondissez quelque peu sa littérature déjà riche et variée, faites un essai quelconque, regardez les faits qui à chaque pas se présenteront devant vous, et vous comprendrez quelles insanités colossales contiennent toutes ces phrases que vous entendez prononcer contre la langue artificielle.

Ainsi vous avez peut-être entendu cette phrase sentencieuse : « Une langue ne peut être créée dans un cabinet de travail, tout comme un être vivant ne peut être créé dans la cornue d’un chimiste. » Avouons-le, la phrase sonne bien et vous a un tel air de sagesse qu’elle ôte à l’immense majorité des hommes jusqu’à la pensée de douter que la conception d’une langue artificielle ne soit nn véritable enfantillage. Et pourtant si ces hommes avaient assez de sens critique pour se poser à eux-mêmes un tout petit « pourquoi » ? Cette phrase ronflante perdrait bien vite à leurs yeux son apparente sagesse ; ils s’apercevraient qu’elle n’offre aucun argument logique, qu’elle est une pure association de mots à effet, mais privée de toute base rationnelle. En effet on pourrait tout aussi bien l’employer contre les alphabets de nos langues, artificiels assurément, et dont l’humanité se sert pourtant depuis tant de siècles avec des avantages si évidents. On pourrait s’en servir contre la traction artificielle au moyen de la vapeur, contre le vélocipède, contre toute notre civilisation artificielle. Et l’humanité s’obstine à répéter les mêmes phrases toutes les fois qu’apparaît une nouvelle idée utile. O phraséologie, phraséologie, quand donc cesseras-tu de régner sur l’esprit des hommes !

On a prétendu et certains même prétendent encore qu’une langue artificielle est impossible, que les hommes ne pourraient s’y comprendre l’un l’autre, que chaque peuple l’emploierait d’une façon différente, que nous ne pourrions rien y exprimer, etc., etc. Qu’on examine les choses avec un peu d’honnêteté et de bon vouloir et il sera facile de s’apercevoir que tous les phraseurs s’obstinent à ne pas vouloir se renseigner au sujet des questions qu’ils traitent avec un ton si autoritaire. Pour se faire applaudir de la foule ils aiment mieux fermer les yeux et jeter de la boue sur l’idée nouvelle, parce qu’elle n’est pas encore à la mode. Aussi ces phrases font-elles naître non seulement un sourire de mépris, mais encore un geste d’indignation. Au lieu de lancer à l’aveugle des phrases à effet, allez et vous verrez que chacun de vos mots est un affreux mensonge. Vous constaterez qu’une langue artificielle existe en fait ; que des hommes appartenant, aux nations les plus diverses s’en servent déjà depuis longtemps et y trouvent les plus grands avantages ; qu’ils s’y comprennent à merveille et avec la dernière précision, tant par écrit qu’oralement ; qu’enfin des hommes de toutes sortes de pays l’emploient de la même manière. Sa littérature montrerait à l’évidence que toutes les nuances de la pensée et des impressions humaines peuvent, y être rendues de la façon la plus complète. Au lieu d’épiloguer à l’aide de vaines théories, allez donc, phraseurs, regardez les faits, faits existant depuis longtemps déjà, faciles à contrôler pour tous, faits indubitables et incontestables. Alors vous serez pleinement convaincus que toutes les raisons objectées contre l’établissement et l’emploi général d’une langue artificielle sont absolument nulles.

Revenons à ce que nous avons dit au commencement de ce chapitre et admettons qu’un congrès composé des représentants des plus importants états s’est réuni pour faire choix d’une langue internationale. Regardons quelle langue pourra être adoptée. Il ne sera pas difficile de prouver que ce choix peut être prévu non seulement avec la plus grande probabilité, mais encore avec la plus absolue certitude.

De tout ce que nous avons dit, au sujet des immenses avantages des langues artificielles comparées aux langues naturelles il s’ensuit que la langue choisie ne pourra être qu’artificielle.

Supposons cependant une minute que par malheur le Congrès ne soit composé que d’obstinés enlisés dans la routine, que d’ennemis de toute nouveauté, et qu’il leur vienne dans la tête cette idée que, dans les relations internationales, il serait préférable d’employer une langue naturelle incommode plutôt qu’un langage artificiel facile, et regardons ce qui va arriver. S’ils veulent prendre une langue vivante qui appartienne à une nation existante, immédiatement se dresse devant eux. comme un obstacle colossal, non pas seulement la jalousie réciproque des peuples, mais encore, chez tous, la crainte très naturelle du danger que ce choix ferait courir à, leur existence nationale ; car il est évident que le peuple dont on choisirait la langue en recevrait bientôt une telle supériorité sur tous les autres, qu’il les écraserait et les absorberait. Mais supposons, par impossible, que les délégués au Congrès ne fassent aucune attention à cette crainte légitime ou que, pour éviter la jalousie réciproque des peuples et ce danger d’absorption, ils choisissent une langue morte, par exemple le latin ; voyons ce qui arriverait alors. Il est clair que la décision du Congrès resterait tout bonnement lettre morte et qu’en fait elle ne se réaliserait jamais. Toutes les langues, vivantes ou mortes (et ces dernières plus que les premières), sont si épouvantablement difficiles, que leur complète acquisition n’est possible qu’aux gens disposant de beaucoup de temps et de beaucoup d’argent. Par conséquent nous n’aurions pas une langue internationale dans le vrai sens du mot, mais uniquement un organe international à l’usage des plus hautes classes sociales de la société. Que les choses doivent se passer ainsi et non autrement, c’est un point que nous démontre non seulement la logique, mais la vie elle-même depuis fort longtemps déjà. En réalité le latin est déjà choisi depuis longtemps comme langue internationale par tous les gouvernements ; sur leur ordre, depuis des siècles, la jeunesse est tenue de consacrer de longues années d’étude à cette langue dans les lycées et collèges de tous les pays. Y a-t-il néanmoins beaucoup d’hommes qui puissent facilement se servir du latin ?

La décision du Congrès ne nous donnerait donc rien de nouveau ; elle ne serait en réalité que la répétition inutile et stérile de la décision prise et même réalisée depuis longtemps déjà par nos gouvernements, sans aucun résultat. A notre époque, aucune décision, émanât-elle du congrès le plus autorisé, ne pourrait jamais plus rendre à la langue latine la puissance qu’elle eut au moyen âge. Alors, en effet, tous les gouvernements, toute la société, toute l’Église si puissante, la vie elle-même travaillaient de concert à la rendre non seulement internationale, mais dominatrice absolue. Cette langue était alors la base de toute science, de toute connaissance ; par le fait, on lui consacrait la plus grande partie de sa vie. Elle tenait à l’écart toutes les langues maternelles ; on était forcé de l’apprendre, de la cultiver, par la raison très simple que les gens instruits ne trouvaient pas alors, dans leurs langues maternelles, le moyen de bien exprimer leurs idées. Et pourtant, malgré tout, non seulement le latin a perdu la place qu’il occupait, mais en ses plus beaux jours, il ne put jamais être, en réalité, que l’apanage des hautes classes sociales. Au lieu de cela, si l’on choisit une langue artificielle, cette langue peut fort bien être possédée au bout de quelques mois, par le monde civilisé tout entier. Toutes les sphères sociales et non seulement les gens très intelligents et riches, mais jusqu’à de pauvres villageois d’instruction rudimentaire pourront l’acquérir, s’ils en ont besoin.

Il se dégage, donc de cette conclusion que le congrès en question se trouverait dans la complète impossibilité logique de choisir autre chose qu’une langue artificielle. Si, étant à même de prendre un organe qui possède à tous points de vue une supériorité incontestable et évidente sur les langues naturelles, il choisissait l’une de ces dernières, il agirait aussi sottement que l’homme assez déraisonnable pour envoyer de Paris à Saint-Pétersbourg un colis quelconque par voiture, maintenant que nous avons les chemins de fer à notre disposition. Jamais on ne nous persuadera qu’un congrès puisse agir ainsi ; mais, quand bien même nous le supposerions assez dénué de sens ou assez aveuglé par la routine pour faire ce choix absurde, soyons certains que la force des choses rendrait cette décision lettre morte. La question de la langue internationale resterait en fait irrésolue, jusqu’à ce qu’un nouveau congrès se réunisse, dans un avenir plus ou moins rapproché, et choisisse, cette fois, une langue artificielle.

Notons bien la nouvelle conclusion à laquelle nous voici parvenus, à savoir :

La langue internationale des générations à venir sera exclusivement un idiome artificiel.

VI

Il nous reste à résoudre cette question : Quelle langue artificielle mettra-t-on communément en usage ? Au premier moment il paraît impossible d’y répondre. Car, direz-vous sans doute, il existe une très grande quantité de langues artificielles ; et ce nombre peut être mille fois augmenté puisque chaque homme en particulier a la possibilité d’en créer une, suivant son goût personnel. Pour cela est-il possible de prévoir laquelle d’entre elles on prendra ? Au premier abord, en effet, aux yeux de ceux qui ne connaissent pas la question, il semble difficile de prévoir et de prédire quel idiome sera choisi. Cela vient de ce que l’idée semée dans le public au sujet de la quantité des langues artificielles actuellement existantes et, pouvant apparaître encore est tout à fait erronée et s’appuie sur l’ignorance même de l’histoire et de l’essence même de ces langues.

Avant tout, nous constaterons ce fait, que, malgré le nombre considérable d’auteurs qui ont travaillé ou travaillent à des langues artificielles, depuis plus de 200 ans, il n’est, apparu jusqu’à ce jour que deux langues réellement prêtes et essayées : le Volapuk et l’Espéranto.

Remarquons-le bien, deux langues artificielles prêtes et essayées seulement. Sans doute, nous lisons souvent dans les journaux qu’une nouvelle langue artificielle vient encore d’apparaître ; on nous cite son nom, souvent même on nous donne un aperçu de sa structure, on nous présente quelques phrases de cette soi-disant nouvelle langue, et il semble au public que les langues artificielles poussent comme les champignons après la pluie. Mais cette idée est complètement fausse et provient de ce que les journaux ne trouvent pas nécessaire d’approfondir les questions qu’ils traitent. Sachez donc que tout ce qu’ils vous servent sous le nom ronflant de « nouvelles langues internationales » n’offre que de purs projets, trop souvent échafaudés à la hâte, projets très et très éloignés encore de toute réalisation pratique. Tantôt ils paraissent sous forme de feuilles peu étendues, tantôt même sous forme de gros livres remplis de phrases pompeuses et pleines de promesses ; mais, à peine apparus,. ils disparaissent de l’horizon, et vous n’en entendez plus jamais parler. (c’est que les auteurs de ces projets ; quand ils passent à leur réalisation, s’aperçoivent de suite que l’entreprise est au-dessus de leurs forces ; ce qui leur paraissait une chose si facile en théorie ; se montré dans l’application très difficile et souvent même tout à fait irréalisable. Nous expliquerons plus loin pourquoi la réalisation de ces projets est si difficile et pourquoi jusqu’à maintenant deux langues seulement ont pu se montrer prêtes et viables.

Par conséquent, si le congrès se réunissait demain, deux langues seulement s’offriraient à son choix. Le problème qu’il aurait à résoudre ne serait donc plus du tout aussi difficile qu’on pourrait le croire au premier abord. Maintenant laquelle des deux langues choisir ? Là encore le congrès ne pourrait hésiter, même un instant, car la vie elle-même a résolu cette question depuis longtemps déjà de la façon la plus claire, le Volapuk ayant été partout supplanté par l’Espéranto. La supériorité de ce dernier est d’ailleurs si frappante qu’elle saute aux yeux de tous, dès le premier regard, et n’est même pas contestée par les Volapukistes les plus ardents. Le Volapuk est apparu à une heure où l’enthousiasme du public pour l’idée nouvelle avait toute sa fraîcheur et toute son intensité ; l’Espéranto, au contraire, à cause de certaines difficultés financières chez son auteur, ne s’est présenté au public que quelques années après et a trouvé partout devant lui ; dès sa naissance, des ennemis tout préparés. Les Volapukistes ont eu, pour lancer leur langue, des ressources considérables et ont mis en œuvre la réclame la plus vaste et la plus américaine ; les Espérantistes ont dû propager la leur tout le temps sans aucune ressource matérielle, pour ainsi dire, et ils ont fait preuve de beaucoup d’inexpérience et de maladresse dans sa diffusion. Eh bien, malgré tout, dès la première minute de l’existence de l’Espéranto, nous voyons une foule énorme de Volapukistes se rallier ouvertement à lui. D’autres, plus nombreux encore, sachant bien que le Volapuk est très inférieur à l’Espéranto, mais ne voulant pas s’avouer vaincus, ont fait défection à l’idée même d’une langue internationale. Mais, depuis le temps que l’Espéranto existe, c’est-à-dire depuis 43 ans, nulle part sur la terre tout entière, il ne s’est trouvé même un seul homme, - je le répète, même un seul, qui soit passé de cette langue au Volapuk ! Et pendant que l’Espéranto, malgré les difficultés énormes contre lesquelles il doit lutter, continue à vivre, à se développer et à se fortifier d’une manière constante et de plus en plus accentuée, le Volapuk depuis longtemps déjà est abandonné de presque tous ; on peut même le regarder comme mort.

Naturellement nous ne pouvons pas examiner ici en détail en quoi consiste la supériorité de l’Espéranto sur le Volapuk : à titre d’exemple nous nous contenterons de quelques aperçus.

1° Tandis que la sonorité du Volapuk est barbare et grossière, l’Espéranto présente une harmonie et une esthétique qui rappellent la langue italienne.
2° Même pour les illettrés, l’Espéranto est d’une acquisition beaucoup plus aisée que le Volapuk ; mais pour les gens instruits sa facilité : est encore augmenté : car tous ses mots, sauf quelques-uns très peu nombreux, n’ont pas été inventés arbitrairement, mais ont été empruntés aux langues romano-germaniques, sous une forme facilement reconnaissable de chacun. Il arrive que tout homme civilisé peut ; après quelques heures d’étude et presque sans dictionnaire, lire un écrit quelconque en Espéranto.
3° Tandis que celui qui fait usage du Volapuk doit s’en occuper sans cesse, sans cela, comme les mots sont inventés de toute pièce, il ne tarderait pas à l’oublier, celui qui emploie l’Espéranto, à partir du jour où il l’a appris, ne l’oubliera jamais, quand bien même il resterait longtemps sans s’en servir.
4° Dès le début, l’Espéranto est très facile pour la conversation orale, tandis que pour le Volapuk on doit longuement et patiemment exercer son oreille, jusqu’à ce qu’on se soit habitué à différencier une multitude de sons très semblables (exemple « bap, pab, pap, päp, pep, pöp, peb, böb, bob, pop, pup, bub, püb, bip, pip, püp, etc.), qui se ressemblent encore davantage quand on les emploie au pluriel avec : l’s final.
5° Dans le Volapuk, à cause de quelques erreur, fondamentales dans le principe de la construction (exemple : on ne peut employer de voyelles au commencement, ou à la lin des mots, car elles sont des signes grammaticaux), l’auteur doit créer lui-même tout mot nouveau dont il a besoin, même les noms propres. Exemple : Amérique = Melop, Angleterre = Nelij. Cela produit non seulement un nombre considérable de mots dont l’étude est tout à fait inutile, mais est cause que chaque progrès de la langue dépend soit de son auteur, soit d’une Académie souveraine. Tandis qu’en Espéranto, grâce à l’indépendance complète de la grammaire et du dictionnaire, grâce à cette règle que tous les mots étrangers dont l’usage est international doivent être employés sans changement comme dans les autres langues, non seulement l’étude d’une quantité considérable de ces mots devient inutile, mais la langue peut s’étendre de plus en plus, sans dépendre ni de son auteur, ni d’aucune Académie.

En parlant de la supériorité de l’Espéranto, nous ne prétendons en aucune façon diminuer le mérite de Schleyer, l’inventeur du Volapuk. Ses mérites sont immenses ; et son nom restera toujours au premier rang parmi les pionniers de l’idée d’une langue internationale. Nous n’avons voulu montrer qu’une chose : si aujourd’hui avait lieu un Congrès pour le choix d’une langue internationale, en face des deux langues actuellement existantes, il ne pourrait pas hésiter, même un instant.
Nous l’avons donc prouvé, quelle que fût la composition du congrès, quels que fussent les conditions politiques, les considérations, préjugés, sympathies ou antipathies qui l’influençassent, il ne pourrait choisir d’autre langue que l’Espéranto, car, pour 1e rôle d’organe international, l’Espéranto est aujourd’hui le seul candidat qui se présente à lui, non pas comme système théorique en formation et à l’état de projet, mais comme langue achevée et expérimentée, depuis plus de 42 ans, par des hommes de toutes races et de toutes langues, dans les rôles multiples d’un idiome vivant. C’est le seul candidat qui se présente avec ces titres, le seul, absolument le seul, dans le monde entier. Si pourtant, contre toute attente, le congrès était assez aveugle pour prendre une autre langue, la vie elle-même se chargerait de rendre la décision du congrès lettre morte, aussi longtemps qu’on n’en réunirait pas un nouveau pour faire un choix plus juste.

VII

Mais il nous reste encore à répondre à une dernière question ; la voici : sans doute actuellement l’Espéranto apparaît bien comme seul candidat au rôle de langue internationale ; mais comme un congrès de représentants de divers États ne se réunira probablement pas de sitôt pour choisir cette langue, qu’il faudra peut-être même attendre pour cela un très grand nombre d’années, n’est-il pas à craindre que d’ici là n’apparaissent beaucoup de nouvelles langues artificielles très supérieures à l’Espéranto, et que l’une d’elles, par conséquent, ne doive être choisie par le congrès ? Ne peut-il arriver aussi que le congrès nomme lui-même un comité compétent et le charge de faire une nouvelle langue artificielle ?

Voici notre réponse. Il est en soi-même très douteux qu’il se produise encore une nouvelle langue artificielle. Quant à confier à un comité la création de cette nouvelle langue, ce serait agir aussi follement que de confier à un comité la composition d’un bon poème épique ou de quelque autre œuvre intellectuelle égale en difficulté. Car la création d’une langue complète, bonne sous tous les rapports et douée de vitalité, création que beaucoup de gens regardent comme si facile, comme une sorte d’amusement, est en réalité une entreprise épouvantablement difficile. Elle exige d’une part un talent spécial et de l’inspiration, et d’autre part une énergie immense, une patience infinie, et un amour brûlant, se vouant sans cesse à l’entreprise commencée. Ces paroles étonneront beaucoup de monde ; car bien des personnes supposent qu’il suffit de décider qu’une table par exemple se dira « bam », un siège « bim », etc., et que la langue est terminée. Il est aussi difficile de créer une langue utilisable et viable que, par exemple, de jouer du piano ou de traverser une épaisse forêt. Celui qui ne connaît pas l’essence de la musique croit que rien n’est plus facile que de jouer du piano. Il suffit d’appuyer sur une touche pour obtenir un son ; et, quand on a obtenu ce son, d’appuyer sur une autre touche pour obtenir un autre son. Appuyez pendant une heure sur différentes touches, et vous obtiendrez une composition entière. En apparence rien n’est plus facile. Mais aussitôt que vous aurez commencé votre improvisation, chacun s’enfuira en éclatant de rire : et vous-même, en entendant les sons barbares que vous obtiendrez, vous commencerez à comprendre que la chose n’est pas aussi simple, qu’il ne suffit pas d’appuyer sur les touches pour faire de la musique : et ce héros qui s’est assis au piano avec un air de défi et de bravade, convaincu qu’il jouera mieux que les autres, s’enfuit honteusement et n’ose plus se montrer en public : Celui qui n’a jamais été dans une grande forêt croit que rien n’est, plus facile que de la traverser de part en part : « Quelle habileté y a-t-il, dit-il, un enfant pourrait le faire : il suffit d’entrer dedans et d’aller toujours de l’avant : après quelques heures ou quelques jours, vous arriverez à l’extrémité de la forêt. Mais à peine a-t-il pénétré dans la profondeur des hautes futaies, qu’il s’y égare complètement : il ne peut plus en sortir ; ou bien il n’en sort que longtemps après, et dans un lieu tout différent de celui qu’il avait annoncé. Il en est de même d’une langue artificielle. Entreprendre la création d’un nouvel idiome, lui donner un nom, sonner de la trompette à son sujet dans le monde de ceux qui lisent, rien n’est plus facile ; mais terminer avec bonheur un pareil travail est beaucoup moins aisé. Beaucoup l’entreprennent, pleins de confiance en eux-mêmes ; mais à peine ont-ils approfondi la question qu’ils obtiennent un chaos de sons sans caractère, sans plan défini ; ou bien ils y rencontrent tant d’obstacles, ils se heurtent à tant d’exigences contradictoires, qu’ils perdent patience, abandonnent leur travail et ne se montrent plus en public.

Le fait, suivant montre que la création d’une langue possible et viable n’est pas aussi facile que d’aucuns le supposent. On sait que, jusqu’à l’apparition du Volapuk et de l’Espéranto, un grand nombre d’essais de langue internationale ont été faits ; d’autres non moins nombreuses sont nées après l’apparition des susdites langues. On trouve donc dans l’histoire de la langue internationale une série formidable d’essais accompagnés du nom de leurs auteurs ; toutes ces tentatives ont été faites, les unes par des personnes isolées, les autres par des groupes : une somme énorme de travaux et même souvent de capitaux a été engloutie ; et pourtant, dans cette quantité considérable, deux seulement ont réussi, ont trouvé des adeptes et se sont montrées d’un usage pratique. Et encore c’est le hasard seul qui est la cause de l’apparition de ces deux langues, parce que chaque auteur ignorait le travail de l’autre. L’auteur de la langue Espéranto qui, dès sa plus tendre enfance, a consacré toute sa vie à son idée, qui a grandi avec elle et fut toujours prêt à tout sacrifier pour elle, avoue lui-même que seule la conviction où il était de créer une chose qui n’existait pas encore, a pu soutenir. son énergie. Les difficultés qu’il a du vaincre dans le cours de son travail ont été si grandes et ont exigé une somme de patience telle, que si le Volapuk avait paru 5 ou 6 ans plus tôt, alors que l’Espéranto n’était pas encore achevé, cet auteur eût certainement perdu courage et renoncé à finir sa langue, quoiqu’il eût pleine conscience de son immense supériorité sur le Volapuk.

Après ce qui vient d’être dit, vous comprendrez pourquoi, maintenant que le monde entier sait qu’il existe deux langues artificielles complètes, il est très douteux qu’il se trouve quelqu’un pour entreprendre pareil travail de Sisyphe, et qui ait assez d’énergie pour l’amener à bonne fin, d’autant plus qu’il ne saurait être stimulé maintenant par l’espoir de produire jamais quelque chose de meilleur que ce qui existe déjà. Nous voyons d’ailleurs fort bien quel faible espoir il pourrait en avoir par les essais très nombreux et les projets qui ont paru depuis l’Espéranto. Tous montrent clairement que, si leurs auteurs avaient la patience et le pouvoir de les achever, non seulement ils ne donneraient rien de supérieur à l’Espéranto, mais leur œuvre lui serait de beaucoup inférieure. En effet, pendant que l’Espéranto satisfait excellemment à toutes les exigences qu’on peut formuler pour une langue internationale (facilité extrême, précision, richesse, naturel, viabilité, souplesse, sonorité, etc.), chacun de ces projets ne s’efforce d’améliorer qu’une seule des conditions imposées à la langue et lui sacrifie involontairement toutes les autres.

Ainsi, par exemple, beaucoup d’auteurs des projets les plus récents emploient le stratagème suivant : sachant que le public jugera tout projet de langue artificielle d’après l’opinion des linguistes, ils prennent leurs mots presque sans aucun changement dans les principales langues naturelles qui existent actuellement, afin d’impressionner favorablement les polyglottes. Quand les linguistes lisent une phrase écrite d’après ce stratagème, dans la langue projetée, ils remarquent qu’ils la comprennent du premier coup avec une facilité plus grande que sa correspondante en Espéranto. Alors les auteurs de ces projets triomphent déjà et annoncent que leur « langue » (s’ils la finissent jamais) sera meilleure que l’Espéranto. Mais tout homme sage, en examinant la chose de plus près, se convaincra de suite que c’est une pure illusion et qu’on a sacrifié à un principe sans importance, exhibé comme spécimen alléchant, les principes les plus importants (par exemple la facilité de la langue pour les gens peu instruits, sa souplesse, sa richesse, sa précision, etc.). Et quand bien même une telle langue serait un jour achevée, elle ne donnerait en fin de compte absolument rien qui vaille ! Car, si le plus grand mérite d’une langue internationale consistait à être comprise le plus rapidement possible par les savants linguistes, on pourrait tout bonnement prendre à cet effet un idiome quelconque, le latin par exemple, sans y faire aucun changement, et les linguistes visés le comprendraient encore plus facilement du premier coup. Le principe de ne faire subir aux mots puisés dans les langues naturelles que le moins de changements possible non seulement était bien connu de l’auteur de l’Espéranto, mais c’est justement à lui que l’ont emprunté les auteurs des nouveaux projets.

Seulement tandis que l’Espéranto y satisfaisait prudemment dans la mesure du possible, en veillant avec le plus grand soin à ce qu’il ne nuise pas aux autres principes plus importants d’une langue internationale, les auteurs en question portent toute leur attention sur lui uniquement, et ils lui sacrifient tout le reste incomparablement plus important. Car ils ne peuvent pas faire accorder des principes différents ; même ils ne le désirent pas. Ils n’espèrent pas donner quelque chose de prêt et de convenable : leur seul but est de faire de l’effet.

Tout ce que nous venons de dire montre qu’il n’existe pas de raison de redouter l’apparition d’une nouvelle langue qui supplante l’Espéranto, fruit de tant de sacrifices, de tant d’années de patient labeur, langue essayée pendant une période de temps déjà longue et sous tous les rapports, organe qui satisfait pratiquement d’une façon complète à tout ce qu’on peut attendre d’une langue internationale. Mais tout cela, messieurs, ne suffit pas encore ; il vous faut une certitude logique, pleine et indubitable que la langue Espéranto n’aura pas de concurrente. Heureusement nous nous trouvons dans une situation telle, que cette certitude nous pouvons vous la donner d’une manière absolue.

Si toute l’essence d’un langue internationale était renfermée dans sa grammaire, la question qui nous occupe aurait été résolue pour jamais par le Volapuk. En effet, sauf quelques rares erreurs, la grammaire du Volapuk est si facile et si simple, qu’on ne pourrait plus en donner une beaucoup plus facile et plus simple. Une nouvelle langue, dans cette hypothèse, ne pourrait différer du Volapuk que par quelques points insignifiants, par quelques bagatelles ; mais tout homme comprend que personne n’entreprendrait de créer une nouvelle langue pour si peu et que le monde lui-même ne refuserait pas, sous ce prétexte, un idiome tout prêt et essayé. Tout au plus l’Académie future pourrait-elle faire dans la grammaire du Volapuk les quelques minime changements qui apparaîtraient utiles ; sans aucun doute la langue internationale resterait le Volapuk et tout concurrent serait à jamais évincé.

Mais une langue consiste non seulement en une grammaire, mais encore en un dictionnaire, et l’étude du dictionnaire exige, dans une langue artificielle, cent fois plus de temps que l’étude de la grammaire. Eh bien, le Volapuk n’a résolu que la question de la grammaire ; il a complètement négligé le dictionnaire, se contentant de donner une collection de mots inventés et que tout nouvel auteur aurait le droit d’inventer lui aussi pour son propre usage, au gré de ses désirs. Voilà pourquoi, dès les premiers jours de l’existence du Volapuk, ses plus fervents partisans eux-mêmes n’ont pu se défendre de la crainte que le lendemain n’apparut une nouvelle langue, tout à fait différente, et que la bataille ne commençât entre deux langues en présence. Il en est tout autrement pour l’Espéranto, et quiconque a examiné la langue ne pense même pas une minute à le nier ; l’Espéranto a résolu non seulement la question de la grammaire, mais encore celle du dictionnaire et par conséquent, non pas une petite partie du problème, mais le problème tout entier.

Dans ces condition, qu’est-il donc resté à faire à l’auteur d’une nouvelle langue, si elle se produisait un jour ? Rien, sinon redécouvrir l’Amérique une seconde fois. Figurons-nous en effet, qu’à présent, malgré l’existence de la langue Espéranto, excellente à tous les points de vue, essayée de toutes parts et possédant déjà avec une foule d’adeptes une littérature assez riche, un homme apparaisse, qui décide de consacrer une longue série d’années à la création d’une nouvelle langue ; supposons qu’il soit parvenu à mener son travail à bonne fin et que la langue proposée par lui se montre en effet meilleure que l’Espéranto. Voyons maintenant quelle serait au juste l’étendue du résultat. Si la grammaire de l’Espéranto, qui donne la faculté complète d’exprimer toutes les nuances précise de la pensée humaine avec la dernière exactitude, se formule tout entière en seize petites règles et peut être apprise en une demi-heure, que pourrait bien nous donner de meilleur l’auteur en question ? Au cas extrême peut, être ne nous présenterait-il que quinze règles au lieu de seize, et n’imposerait-il que vingt-cinq minutes d’études grammaticales au lieu de trente. Mais est-il croyable que quelqu’un veuille pour si peu créer une nouvelle langue et, d’autre part, le monde rejetterait-il pour cela la langue existante et déjà éprouvée par des milliers d’hommes ? Certainement non ; au plus dirait-il : « si dans votre grammaire quelque bagatelle est meilleure qu’en Espéranto, eh bien, introduisez-la dans la langue et l’affaire sera réglée. » Maintenant quel serait le dictionnaire de cette langue ? Actuellement, aucun esprit droit, ne doute plus que le dictionnaire d’une langue internationale ne doit pas être formé de mots inventés arbitrairement, mais qu’il doit être absolument constitué par des mots romano-germaniques sous la forme la plus généralement employée. Et cela, non pas comme le pensent quelques novateurs de projets, pour que les linguistes instruits puissent immédiatement comprendre un texte en cette langue (car, dans une question comme celle de la langue internationale, les linguistes instruits jouent le dernier rôle, puisque pour eux ,cette langue n’est nullement nécessaire), mais pour des causes tout autres et beaucoup plus importantes.

Ainsi, par exemple, il existe un grand nombre de mots dits étrangers qui, dans toutes les langues, sont également connus et employés sans aucune étude, et qu’il serait certainement absurde de rejeter. Mais ces mots doivent avoir la même consonance que les autres mots du dictionnaire ; autrement la langue serait barbare ; à chaque pas se rencontreraient des chocs d’éléments et des malentendus et pour toutes ces raisons il serait impossible qu’elle s’enrichît d’une manière permanente. Il y a encore d’autres causes pour lesquelles un dictionnaire ne peut accueillir que certains mots et doit rejeter les autres : mais nous n’entrerons dans aucun détail sur ce sujet trop spécial. Nous nous bornerons à dire que les plus récents chercheurs reconnaissent tous que cette loi ne peut faire l’objet d’aucun doute. Or puisque c’est précisément ce principe que l’Espéranto a pris pour guide et qu’avec lui il est impossible de mettre beaucoup d’arbitraire dans le choix des mots, nous restons en face de cette question : que pourrait bien nous donner, comme dictionnaire, l’auteur d’une langue nouvelle ? Sans doute tel ou tel mot Espéranto peut recevoir une forme plus commode ; mais ce fait ne se produit que pour un petit nombre de vocables. La meilleure preuve, c’est que, si vous prenez n’importe lequel des nombreux projets postérieurs à l’Espéranto et observant ce principe ; vous y trouverez au moins 60 p. 100 de mots ayant absolument la même forme radicale qu’en Espéranto. Si vous ajoutez à cela que les 40% restant ne diffèrent le plus souvent de la forme Espéranto que parce que les auteurs de ces projets ont négligé divers principes d’une importance capitale pour la langue internationale, ou parce qu’ils ont tout bonnement changé les mots sans aucun besoin, vous en venez nécessairement à la conclusion suivante : le nombre réel des mots Espéranto auxquels on pourrait donner une forme meilleure est au plus de 10%.

Mais alors, si dans la grammaire de cette langue on ne peut presque rien changer, si d’autre part dans son dictionnaire on ne peut changer au plus que 10% de mots, on se demande ce que la nouvelle langue offrirait de son propre fonds, si jamais il s’en présentait une vraiment bonne à tous les points de vue ? Ce ne serait plus en réalité une nouvelle langue, mais simplement de l’Espéranto légèrement modifié ! Par conséquent toute la question relative à l’avenir d’une langue internationale se réduit en fin de compte à savoir si l’Espéranto sera adopté sans changement sous sa forme actuelle, ou si un jour on y fera des changements. Mais cette question n’a plus aucune importance pour les Espérantistes, car leurs protestations visent uniquement les changements que des particuliers pourraient y faire, au gré de leurs caprices ; mais, si jamais un Congrès ou une Académie autorisés décidaient d’apporter à la langue tel ou tel changement, ils l’accepteraient avec plaisir et n’y perdraient rien : ils n’auraient pas à apprendre depuis le commencement une nouvelle langue difficile ; il leur suffit de sacrifier quelques heures au plus à l’étude des changements opérés en Espéranto, et tout serait dit.

Les Espérantistes ne prétendent nullement que leur langue présente une œuvre si parfaite qu’il soit désormais impossible de rien faire de mieux. Au contraire, s’il existe un jour un Congrès autorisé dont on sache que la décision aura force de loi pour tout le monde, les Espérantistes lui proposeront eux-mêmes de nommer un comité chargé d’examiner la langue et d’y faire les améliorations utiles. Seulement, comme il est impossible de prévoir si le comité aboutira dans son travail, s’il n’y emploiera pas une très longue suite d’années, si la bonne harmonie régnera jusqu’à la fin entre ses membres, enfin si l’œuvre achevée heureusement se montrera complètement propre à son but dans la pratique, le congrès, même au cas où il rejetterait en principe l’Espéranto, ne pourrait sagement que prendre la résolution suivante : adopter, en attendant, la langue Espéranto, sous sa forme actuelle, et nommer en même temps un comité chargé de perfectionner cette langue ou d’en créer une nouvelle plus idéale. En effet, il serait peu sage et même impardonnable de la part du comité de rejeter immédiatement, pour un espoir problématique, une réalité passée en fait, prête et éprouvée sous tous les rapports. Quand ensuite, avec le temps, on verrait que le travail du comité a heureusement abouti, et quand, après de nombreuses et sérieuses épreuves, on aurait l’assurance que son œuvre a bien les qualités voulues, alors, mais seulement alors, on pourrait annoncer que la forme actuelle de la langue internationale est abandonnée et, qu’à sa place, entre en exercice et en usage général la forme nouvelle. Tout homme sage sera d’accord avec nous pour reconnaître que le congrès ne peut agir qu’ainsi et non autrement. Par conséquent, même en supposant que la langue internationale des générations à venir ne soit pas l’Espéranto, mais quelque autre langue encore à faire, dans tous les cas le chemin qui y mènera doit passer par l’Espéranto.

Par conséquent enfin, en résumant tout ce que nous avons dit depuis le commencement de notre analyse systématique jusqu’à la minute actuelle, nous appelons votre attention sur l’ensemble des conclusions que nous avons tirées :

1° L’établissement d’une langue internationale aurait pour l’humanité une utilité immense.
2° L’établissement d’une langue internationale est absolument possible.
3° Cet établissement sera tôt ou tard infailliblement réalisé, quoi que disent et quoi que fassent, pour s’y opposer, les amis de la routine.
4° Comme idiome international, on ne pourra choisir en définitive qu’une langue artificielle.
5° Comme langue internationale, on ne pourra prendre en définitive que l’Espéranto, soit sous sa forme actuelle, soit sous une forme légèrement modifiée.

VIII

Examinons maintenant quelles seront les conséquences de tout ce que nous venons d’expliquer. Nous voyons d’abord que les Espérantistes ne méritent pas ce nom de fantaisistes que leur donnent ceux qu’on appelle généralement « sages et pratiques », ceux qui jugent de tout superficiellement, sans aucune logique, et font de tout une question de mode. Les Espérantistes luttent pour une idée qui non seulement a une très grande importance humanitaire, mais qui n’a aucun caractère fantaisiste, pour une idée qui tôt ou tard devra se réaliser, qui se réalisera sûrement, quelle que soit la force d’inertie qu’on lui opposera, quelles que soient les railleries que les gens d’esprit déverseront sur elle. Aussi vrai que le jour succède à la nuit, après une lutte plus ou moins longue, l’Espéranto sera d’un usage général pour les communications internationales. Nous affirmons cela courageusement, non pas parce que nous le voulons, non pas parce que nous l’espérons, mais parce que les conclusions de la pure logique disent que cela doit être, que cela ne peut pas ne pas être. Peut-être les Espérantistes devront-ils lutter pendant longtemps encore ; pendant longtemps encore le premier polisson venu pourra peut-être leur jeter des pierres, de la boue et d’ineptes plaisanteries, mais ce qui doit arriver arrivera tôt ou tard. Les initiateurs de l’Espérantisme ne vivront pas probablement jusqu’à l’époque où deviendront visibles les fruits de leurs travaux ; probablement ils descendront dans la tombe avec l’épithète méprisante d’hommes s’occupant d’enfantillages, mais tôt ou tard la postérité remplacera par des monuments de gloire la coupe amère que leur offrent leurs contemporains ; et elle ne prononcera leurs noms qu’avec reconnaissance, Peut-être pendant longtemps encore l’Espérantisme paraîtra-t-il tellement faible, qu’on le croira mort et même enterré ; mais il ne mourra jamais, car il ne peut pas périr. Il vivra et constamment il fera parler de lui : après une nouvelle période de silence, durât-elle une dizaine d’années, de nouveau il apparaîtra plus vivace que jamais. Quand les premiers lutteurs seront fatigués, tôt ou tard en apparaîtront d’autres aussi énergiques ; et sa marche en avant se continuera jusqu’à ce qu’il soit arrivé au but. Donc, Espérantistes, ne vous attristez pas, quand des insensés remarquent avec ironie que vous êtes encore peu nombreux ; ne perdez pas courage, si votre affaire va lentement. Qu’importe la rapidité à qui a la certitude ? Que de choses inutiles ont brillé comme un éclair dans le monde, pour s’éteindre aussitôt.

Généralement le bon et le certain progressent lentement et avec la plus grande difficulté.

Sur les 5 conclusions précédemment citées nous attirons d’une façon spéciale l’attention de ces Espérantistes qui luttent pour leur idée d’une manière inconsciente, et qui, à cause de cette inconscience même, se trouvent embarrassés en face de la plus petite remarque d’un contradicteur, ne savent que répondre et perdent courage. Toutes ces conclusions ne sont que le produit d’une logique simple et sévère.

Donc si on vous dit : « Le monde ne veut pas de votre langue » ; répondez hardiment : « Que le monde en veuille ou n’en veuille pas, tôt ou tard il sera obligé de l’accepter, car il ne pourra pas faire autrement. ».

Quand vous entendrez dire : « On parle de l’apparition d’une langue nouvelle ; on raconte que tel Congrès, que telle société savante, désire choisir tel ou tel idiome ou créer tel ou tel organe international » ; répondez hardiment : « Tous ces bruits, toutes ces entreprises s’appuient sur l’ignorance la plus absolue au sujet de l’essence et de l’idée d’une langue artificielle ; de pareils essais provenant non seulement de particuliers, mais encore de sociétés entières, ont déjà été tentés mainte fois, et chaque fois ont fini comme ils devaient finir dans le fiasco le plus complet. La langue internationale ne peut être que l’Espéranto ; car d’après les lois de la logique et d’après l’essence même des choses il ne saurait en être autrement. »

Si on vous dit : « Tel ou tel Espérantiste, telle ou telle société Espérantiste, animés d’un zèle aussi ardent que déraisonnable ont fait un faux pas qui a ridiculisé ou discrédité votre cause » ; répondez : « L’Esperantisme ne dépend ni d’une personne, ni d’une société. Aucun individu par ce faux pas purement personnel ne pourra avoir sur son sort aucune influence. L’auteur de l’Espéranto lui-même n’exerce plus sur sa langue aucune action, car depuis longtemps elle est devenue une chose essentiellement publique. »

La deuxième conclusion qui vient après est la suivante : si le choix d’une langue internationale dépendait d’un congrès dans lequel les différents États auraient leurs représentants, nous devrions probablement attendre ce choix pendant longtemps, pendant très longtemps ; et nul de nous ne pourrait rien faire pour en hâter le résultat. Mais si, comme nous l’avons vu plus haut, on peut déjà entrevoir avec la plus grande certitude, avec la plus grande précision, quelle langue est destinée par le sort à devenir internationale, alors le point de vue change complètement. Nous n’avons plus besoin d’attendre un Congrès : le but est tout indiqué et chacun de nous peut aller à lui. N’ayant nul besoin de regarder ce que font ou ce que disent les autres, chacun peut apporter sa pierre à la construction de l’édifice ; aucune ne sera perdue. Chaque travailleur ne dépendant de personne peut agir à part dans sa sphère suivant l’état de ses forces : et plus il y aura d’ouvriers, plus rapidement sera terminé le grand édifice. Adressons-nous surtout aux différentes sociétés savantes et aux congrès. Sans s’occuper de ce que font ses voisins, sans faire attention s’ils prennent ou ne prennent pas telle ou telle détermination, que chaque société, que chaque congrès décide à part quelque chose, afin que chaque tentative isolée soit un pas, qui rapproche l’ensemble de ce noble but vers lequel nous tendons tous : je veux dire vers la communauté humaine.